Les génocides des Arméniens, des Juifs et des Tsiganes
- didiercariou
- 29 août 2023
- 49 min de lecture
Dernière mise à jour : 24 mai
Par Didier Cariou, maître de conférence HDR en didactique de l’histoire à l’Université de Bretagne occidentale
Références bibliographiques :
BENSOUSSAN Georges (1996). Histoire de la Shoah. PUF, Que sais-je ?
BRUTMANN Tal (2025). Auschwitz. Nouvelle édition. La Découverte.
CHAPOUTOT Johann (2012). Le nazisme. Une idéologie en actes. Documentation photographique n°8085.
DUCLERT, Vincent (2019). Les génocides. Documentation photographique n°8127. CNRS Editions.
MEMORIAL DE LA SHOAH, en ligne : http://www.enseigner-histoire-shoah.org/outils-et-ressources.html
Mots-clés :
Génocide, Crime contre l’humanité
Génocide des Arméniens, Talaat Pacha, Ordres d’extermination, Marches de la mort
Génocide des Juifs, Holocauste, Shoah, Lois de Nuremberg, Aryanisation, Étoile jaune, Nuit de cristal, Ghettos, Conseils juifs, Einzastgruppen, Shoah par balles, Babi-Yar, Aktion T4, Heydrich, Eichmann, Conférence de Wannsee, Centres de mise à mort, Sonderkommando, Auschwitz, Sélection, Marches de la mort, 27 janvier, Révolte du ghetto de Varsovie, Procès de Nuremberg.
Génocide des Tsiganes, Camps d’internement des Tsiganes, Tsiganes purs, Tsiganes métissés, Loi contre le danger Tsigane, Stérilisation forcée, Ghettos, Camp Tsigane d’Auschwitz, Nuit des Gitans, 2 août, Reconnaissance du génocide des Tsiganes.
Introduction
Il convient de distinguer pour commencer les crimes contre l'humanité du crime de génocide. De nombreuses personnes considèrent que le crime de génocide est la forme la pire des crimes contre l'humanité. Il n'en est rien. Dans son ouvrage remarquable et passionnant, Retour à Lemberg, Philippe Sands explique, à travers les biographies croisées de Raphael Lemkin et de Hersch Lauterpacht, la différence entre ces deux catégories juridiques. Ces deux hommes, Juifs polonais qui vécurent leurs jeunes années à Lemberg (ainsi nommée en allemand, Lwow en polonais, aujourd'hui Lviv en Ukraine) avant d'émigrer, furent de brillants juristes dont les familles restées à Lwow disparurent au cours de la Shoah. Ils leur fallait désigner juridiquement ce qui était arrivé à leurs familles.
Lauterpacht, professeur de droit à Cambridge, fut à l'origine de la catégorie juridique de crime contre l'humanité. Ce crime consiste à ne pas respecter les droits humains attachés à chaque individu. Lauterpacht voulait ainsi défendre sur le plan juridique les droits individuels de chaque être humain et s'assurer que leur Etat ne pouvait pas les maltraiter. Il s'agissait donc de garantir la protection de chaque individu, indépendamment de son appartenance à un groupe ethnique, religieux, culturel, etc. Ce type de crime fut retenu pour juger les 21 dignitaires nazis lors du procès de Nuremberg. La logique individuelle qui sous-tend cette approche contribua à la rédaction de la Déclaration universelle des droits de l'Homme de l'ONU en 1948.
Lemkin, professeur de droit à Yale, fut à l'origine de la catégorie juridique du crime de génocide. Il se focalisait non pas sur l'individu mais sur le groupe. Il pensait que les personnes étaient victimes d'exactions en tant que membres d'un groupe. Durant les années 1930, il s'était intéressé au massacre des Arméniens par les Turcs. Au cours de la Seconde Guerre mondiale, il orienta sa réflexion sur la construction d'une catégorie juridique pour désigner l’extermination des Juifs qui se déroulait alors en Europe. Lemkin définit alors le crime de génocide comme le massacre systématique d'un grand nombre de personne avec l'intention de détruire le groupe auquel elles appartiennent. L'intentionnalité est ici essentielle : il faut prouver l'intention délibérée de détruire, totalement ou en partie, un groupe humain. Certains massacres de masses peuvent ne pas constituer des génocides s’ils ne résultent pas d’une intention délibérée de détruire un groupe humain et dont on aurait gardé la trace sous la forme d’un enregistrement ou d’un écrit. Ajoutons qu'il s'agit d'une catégorie juridique. Donc, seuls les juges d'une cour internationale de justice ou les députés d'une assemblée législative peuvent déclarer que tel massacre de masse est un génocide.
La notion de crime de génocide fut finalement adoptée par l'ONU en 1948. Elle est ainsi définie par la "Convention des Nations Unies pour la prévention et la répression du crime de génocide" (réunie à Paris, 9 décembre 1948) :
« Le génocide s’entend de l’un quelconque des actes ci-après, commis dans l’intention de détruire, ou tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux comme tel : a) meurtre de membres du groupe ; b) atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe ; c) soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ; d) mesure visant à entraver les naissances au sein du groupe ; e) transfert forcé d’enfant du groupe à un autre groupe ».
Dans le cadre du programme du cycle 3, trois génocides doivent être cités : le génocide des Arméniens, durant la Première Guerre mondiale, le génocide des juifs et le génocides des Tsiganes durant la Seconde Guerre mondiale. Entre ces génocides, visant des populations considérées par leurs bourreaux à la fois comme marginales et comme dangereuses, il existe des filiations, des points communs mais également des différences. Pour comprendre le déroulement et le fonctionnement de ce type de crime, nous avons regroupé dans ce chapitre l’histoire des trois génocides. Il sera nécessaire de consulter le post sur la France dans la Deuxième Guerre mondiale pour ce qui concerne la spécificité de la persécution des juifs et des Tziganes en France.
1. Le génocide des Arméniens
1.1. Les préludes au génocide des Arméniens
La Première Guerre mondiale provoqua une élévation considérable du niveau de la violence contre les combattants et contre les populations civiles. Le pire fut sans doute atteint dans l’Empire ottoman avec le génocide des Arméniens.
Les Arméniens constituaient la minorité chrétienne la plus importante de la moitié Est de l'Anatolie, à proximité de la Perse et de la Russie. Les nationalistes turcs (nommés les « Jeunes-Turc » par les Européens) au pouvoir dans l'Empire ottoman à partir de 1908, développèrent un discours nationaliste, hostile à toutes les minorités non-turques de l’Empire. Ils appelaient de leur vœux la constitution d’une nation turque « ethniquement » homogène(c'est-à-dire turque et musulmane). En 1894-1895, 250 000 personnes arméniennes, qui étaient chrétiennes et parlaient une autre langue que le turc, furent massacrées. Les massacres reprirent en 1909. Les Arméniens furent ensuite, contre toute logique (ils vivaient à l’Est de la Turquie), rendus responsables de la perte des territoires européens lors des guerres balkaniques de 1912-1913. L'engagement de l'Empire ottoman aux côtés de l'Allemagne, le 1er novembre 1914, donna l'occasion au mouvement Jeune-Turc de se débarrasser de cet « ennemi intérieur ». Les populations non-turques, kurdes, arabes, syro-chaldéennes mais surtout arméniennes, devaient être chassées d'Anatolie ou massacrées.
1.2. L’organisation du génocide
La plupart des archives du génocide des Arméniens furent détruites, mais les historiens ont retrouvé des télégrammes qui permettent de reconstituer l'organisation du génocide. L'échec d'une offensive de l'armée turque contre la Russie (80 % des soldats de l’armée turque, trop légèrement vêtus, moururent de froid et de faim avant d'avoir pu tirer un coup de fusil) fut imputée aux Arméniens accusés de trahir au profit des Russes. Un plan d’extermination des Arméniens fut alors décidé et mis en œuvre à partir de mars 1915 par les Jeunes-Turcs au pouvoir. Le 24 avril 1915, le ministre de l’intérieur, Talaat Pacha ordonna l’emprisonnement des dirigeants politiques et communautaires arméniens, suspects de sentiments nationaliste arménien, et supposés être favorables à l'Empire russe. Ce fut ensuite le tour des intellectuels et des journalistes arméniens vivant à Istanbul, puis des notables arméniens locaux dans toute l’Anatolie. La plupart furent exécutés sans procès. La loi du 30 mai 1915 autorisa les autorités militaires à déporter les populations jugées suspectes de porter atteinte à l’effort de guerre. En conséquence, à partir de l'été 1915, les femmes, les enfants et les vieillards arméniens furent déportés, à pied, vers l'actuelle Syrie et l'actuelle Irak. Ils moururent d’épuisement, de faim, de soif et de mauvais traitement lors de marches forcées sur de très grandes distances, dans des contrées désertiques. Les rescapés de ces marches de la mort furent enfermés dans des camps dépourvus de ravitaillement. Au cours de l'année 1916, les survivants des camps furent systématiquement mis à mort à l'arme blanche. Sur les deux millions d’Arméniens vivant dans l’Empire ottoman en 1914, les deux tiers furent ainsi assassinés. Les rescapés se réfugièrent sur le territoire de l’actuelle Arménie, dans un grand nombre de pays et notamment dans le sud de la France.

Document : Carte du génocide des Arméniens
Source : https://www.lhistoire.fr/portfolio/carte-le-génocide-des-arméniens
Hitler tira les leçons de ce génocide : il constata qu'il était possible de massacrer une grande quantité de personnes en peu de temps et sans rencontrer d’opposition majeure de la part des autres États, malgré les nombreux témoignages publiés à l’époque.

Document : Le corps de plusieurs Arméniens abattus lors du génocide des Arméniens. Photo publiée dans Ambassador Morgenthau's Story, ouvrage rédigé par Henry Morgenthau, publié en 1918. Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Ambassador_Morgenthau%27s_Story_p314.jpg
Aujourd’hui encore, la Turquie nie tout génocide des Arméniens. En France, la loi du 29 janvier 2001 reconnaît officiellement le génocide arménien. Jusqu’à une date récente, certaines personnes considéraient que ce massacre de masse ne pouvait constituer un génocide, en l’absence d‘une décision et d’un plan explicite d’extermination, conformément à la définition juridique du crime de génocide. Aujourd’hui, ce point ne fait plus débat depuis la découverte de la publication de la circulaire du 24 avril 1915 signée par ministre de l’intérieur Talaat Pacha ordonnant l’arrestation et l'assassinat des élites arméniennes. Des télégrammes postérieurs, envoyés par le même Talaat Pacha aux gouverneurs locaux de l’Empire, prouvent l'intention génocidaire qui déclencha une extermination totale et systématique des Arméniens.
Document : Un ordre d’extermination des Arméniens
« Il a été précédemment communiqué que le gouvernement, sur l’ordre du djemièt, a décidé d’exterminer entièrement tous les Arméniens habitant en Turquie. Ceux qui s’opposeraient à cet ordre et à cette décision ne pourraient plus faire partie de la forme gouvernementale. Sans égard pour les femmes, les enfants et les infirmes, quelques tragiques que puissent être les moyens de l’extermination, sans écouter les sentiments de la conscience, il faut mettre fin à leur existence ».
Talaat Pacha, télégramme adressé à la préfecture d’Alep, 29 septembre 1915.
Source : Documentation photographique n° 8127, p. 23.
2. Le génocide des juifs
2.1. Remarques introductives
Entre 1940 et 1945, près de 5,5 millions de juifs furent assassinés dans l’Europe occupée par les nazis.
Nous abordons ici l’historique de cette tragédie sur une large échelle temporelle (de 1933 à 1945) et géographique (toute l’Europe), dans laquelle s’insère l’histoire de la persécution des Juifs en France que nous n'abordons pas ici (voir le post sur la France dans la Deuxième Guerre mondiale).
En ce qui concerne l’extermination des juifs, le terme « génocide » s’applique évidemment, mais il ne rend pas compte de la spécificité et de l’ampleur du génocide des juifs. Jusque dans les années 1970, on ne savait pas vraiment comment nommer ce fait historique difficilement concevable. On a longtemps parlé de « solution finale », en employant l’expression des bourreaux eux-mêmes, ce qui n’est donc pas satisfaisant. Dans le monde anglophone et germanophone, l’expression « holocauste » est la plus utilisée encore aujourd’hui. Mais elle pose problème car elle signifie en grec le « feu sacrificiel », ce que ne fut pas vraiment le feu des fours crématoires. En France, en Israël et dans quelques autres pays, le mot « Shoah » l’a emporté en reprenant le titre du film de Claude Lanzmann de 1985, qui signifie « la catastrophe ». Mais il semble maintenant que nous revenons plutôt vers le terme de génocide ou d’extermination des juifs. Ces hésitations sont significatives d'un phénomène tellement monstrueux qu’il est presque impossible de le penser et de le nommer.
Document : Claude Lanzman explique le choix du titre de son film, Shoah
La question du titre que je donnerais au film se posa à la toute fin de ces douze ans de travail, en avril 1985, quelques semaines avant la première qui eu lieu dans l’immense théâtre de l’Empire, avenue de Wagram, et à laquelle le président de la République, François Mitterrand assista, on le sait. Pendant toutes ces années je n’avais pas eu de titre, remettant toujours à plus tard le moment d’y penser sérieusement. « Holocauste », par sa connotation sacrificielle, était irrecevable. La vérité était qu’il n’y avait pas de nom pour ce que je n’osais même pas alors appeler « l’événement ». Par devers moi et comme en secret, je disais « la Chose ». C’était une façon de nommer l’innommable. Comment y aurait-il pu y avoir un nom pour ce qui était absolument sans précédent dans l’histoire des hommes ? Si j’avais pu ne pas nommer mon film, je l’aurais fait. Le mot « Shoah » se révéla à moi une nuit comme une évidence parce que, n’entendant pas l’hébreu, je n’en comprenais pas le sens, ce qui était encore une façon de ne pas nommer. Mais pour ceux qui parlent l’hébreu, « Shoah » est tout aussi inadéquat. Le terme apparaît dans la Bible à plusieurs reprises. Il signifie « catastrophe », « destruction », « anéantissement », il peut s’agir d’un tremblement de terre, d’un déluge, d’un ouragan. Des rabbins ont arbitrairement décrété après la guerre qu’il désignerait « la Chose ». Pour moi, "Shoah" était un signifiant sans signifié, une profération brève, opaque, un mot impénétrable, infracassable. Quand Georges Cravenne, qui avait pris sur lui l’organisation de la première du film, voulant faire imprimer les bristols d’invitation, me demande quel était son titre, je répondis : « Shoah. - Qu’est-ce que cela veut dire ? - Je ne sais pas, cela veut dire « Shoah ». - Mais il faut traduire, personne ne comprendra. - C’est précisément ce que je veux, que personne ne comprenne ». Je me suis battu pour imposer « Shoah » sans savoir que je procédais ainsi à un acte radical de nomination, puisque presque aussitôt le titre du film est devenu, en de nombreuses langues et pas seulement en hébreu, le nom même de l’événement dans son absolue singularité. Le film a été d’emblée éponyme, on s’est mis partout à dire « la Shoah », ce nom a supplanté « Holocauste », « génocide », « Solution finale », j’en passe. Ils sont tous des noms communs. « Shoah » est maintenant un nom propre, le seul donc, et comme tel intraduisible.
Claude Lanzman, Le lièvre de Patagonie. Mémoires, Paris : Gallimard, NRF, 2009, p. 525-526.
Voir la bande-annonce du film Shoah sur : https://www.allocine.fr/video/player_gen_cmedia=19550979&cfilm=298.html
Durant les années 1970 et 1980, deux approches historiques s’affrontèrent en Allemagne pour expliquer la genèse du génocide. L’approche intentionnaliste faisait remonter l'intention et la volonté d’extermination des Juifs par Hitler à la rédaction de Mein Kampf en 1923. Selon cette perspective téléologique, toutes les mesures d’exclusion des juifs adoptées par les nazis visaient délibérément et dès le départ l’extermination, et elles annonçaient nécessairement Auschwitz. L’approche fonctionnaliste mettait davantage en évidence une succession de contraintes qui auraient finalement conduit au génocide, sans que ce dernier ait été nécessairement planifié dès le départ. Aujourd’hui les historien·nes ont un avis moins tranché : il y avait certes une intention d’exclusion des juifs dès le départ, mais il semblerait que l’extermination n’avait pas été envisagée tout de suite par les nazis. En effet, entre 1933 et 1938, les autorités nazies encouragèrent l’émigration des juifs allemands, du moins de celles et ceux qui en avaient les moyens. C’est un ensemble de facteurs et d’imprévus qui a conduit finalement au génocide. La difficulté est bien entendu d’essayer de rendre compte de la complexité de la genèse du génocide sans tomber dans les simplifications abusives.
Très grossièrement, deux phases peuvent être distinguées dans l’histoire du génocide des juifs. Une phase de recensement et de discriminations puis une phase de déportation et d’extermination.
2.2. La phase de discrimination
Rappelons rapidement les grandes étapes de l’exclusion des juifs dans l’Allemagne nazie.
Dès le 7 avril 1933, par la loi sur "la restauration de la fonction publique", les juifs furent exclus de la fonction publique. De nombreuses professions libérales (avocats, médecins) leur furent progressivement interdites. Le 25 avril l'accès à l'université fut interdit aux juifs. Parallèlement, de grands autodafés furent organisés pour brûler les livres des penseurs et écrivains juifs. La population fut également incitée par les nazis à ne pas effectuer leurs achats dans les magasins appartenant à des juifs.
Document : Affiche placardée sur la vitrine d'un magasin appartenant à des Juifs allemands : « Protégez-vous, n'achetez pas chez les Juifs ». Source : https://www.yadvashem.org/fr/shoah/a-propos/apercu-general-1933-39/la-montee-du-nazisme-et-le-debut-des-persecutions.html
Cette exclusion sociale fut complétée par une exclusion physique et civique marquée par les lois de Nuremberg, le 15 septembre 1935. Avec la "Loi sur la protection du sang allemand et de l'honneur allemand", les juifs furent définis selon des critères raciaux (avoir au moins trois grands-parents juifs) et non pas religieux (pratiquer soi-même la religion juive) et il furent exclus de la citoyenneté allemande. En outre, les relations sexuelles entre juifs et non-juifs furent interdites pour préserver la « pureté de la race ». De même, il était interdit aux juifs d'employer comme domestiques des femmes allemandes de moins de 45 ans : dans l'imaginaire antisémite, les hommes juifs sont perçus comme des corrupteurs de jeunes femmes. Des mesures économiques contribuèrent à l’appauvrissement et à la ruine des familles juives. L’aryanisation des entreprises appartenant à des juifs (leur achat à vil prix par des non-juifs qui s’apparentait parfois à une expropriation) devint obligatoire à partir de juin 1938. Elle fut achevée en décembre 1938. En Autriche, les propriétaires juifs d’appartements furent expropriés et chassés de leur logement sans proposition de relogement. Afin d’être facilement repérables, chaque homme dut ajouter le prénom Israël à son patronyme et chaque femme le prénom Sarah. Cette mesure fut complétée le 1er septembre 1941 par le port obligatoire de l’étoile jaune dans le Grand Reich.
Cette politique de persécution systématique visait au départ à pousser les juifs à l'exil tout en les dépouillant de leurs biens. Une statistique établie par les nazis supposait que l'Allemagne comptait 561 000 Juifs en 1933. Elle n'en comptait plus que 276 000 en 1939. Mais à cette date, les départs "volontaires" commençaient à être remplacés par les déportations forcées.
En effet, dans la nuit du 9 au 10 novembre 1938, un vaste pogrom fut organisé par des dirigeants nazis. Les synagogues furent saccagées et parfois incendiées, ainsi que les magasins et des logements appartenant à des juifs. Comme des tonnes de verre des vitrines saccagées avaient été répandues dans la rue, les nazis donnèrent à l’événement le nom de la Nuit de cristal. Une centaine de juifs furent tués, des centaines gravement blessés, 30 000 hommes furent internés en camp de concentration au prétexte d’avoir fomenté ces troubles. Ils rejoignirent dans ces camps les opposants politiques emprisonnés depuis 1933. Pour « réparer » les dégâts, les juifs furent soumis à une très forte amende qui contribua un peu plus à la confiscation de leurs derniers biens.
Document : Munich, Allemagne, 10 novembre 1938, un membre de la SA dans la synagogue Ohel Yaakov après la Nuit de cristal. Source : https://www.yadvashem.org/fr/shoah/a-propos/apercu-general-1933-39/1938-l-annee-fatidique.html
Document : Synagogue en flammes, dans la ville de Siegen, en Allemagne, pendant la Nuit de cristal. Source : https://www.yadvashem.org/fr/shoah/a-propos/apercu-general-1933-39/1938-l-annee-fatidique.html
Document : Baden Baden, Allemagne. Arrestation de juifs par les SS lors de la Nuit de cristal. Source : https://www.yadvashem.org/fr/shoah/a-propos/apercu-general-1933-39/1938-l-annee-fatidique.html
Le 30 janvier 1939, dans un discours au Reichstag à l'occasion de la commémoration du sixième anniversaire de son arrivée au pouvoir, Hitler prononça sa célèbre "prophétie" : "Je vais être à nouveau prophète aujourd'hui : si la juiverie financière internationale, hors d'Europe et en Europe, réussissait à précipiter encore une fois les peuples dans une guerre mondiale, alors la conséquences n'en serait pas la bolchevisation de la terre et la victoire de la juiverie, mais l'anéantissement de la race juive en Europe". Dans son délire antisémite, Hitler considéraient que les juifs avaient provoqué la Première Guerre mondiale et qu'ils s'apprêtaient à en provoquer une seconde. Les historien·nes débattent toujours du sens de cette "prophétie" et du sens du mot "anéantissement" : Hitler évoquait-il la disparition des juifs par leur déportation hors de l'Europe, ou bien pensait-il déjà à leur élimination physique ?
Au passage, nous voyons ici la logique des nazis qui se considéraient comme des victimes des juifs. Leur délire antisémite les conduisait à considérer que les atrocités qu'ils commirent dans toute l'Europe contre les juifs n'était qu'un moyen de de se défendre contre le risque de leur propre (et fantasmatique) anéantissement.
L’invasion de la Pologne, à partir du 1er septembre 1939, accéléra la persécution des juifs en Allemagne et en Pologne. La Pologne vaincue fut divisée par les Allemands en quatre zones : la partie Est fut annexée par l’URSS en application du protocole secret du pacte germano-soviétique de non-agression du 23 aout 1939, la partie Nord fut annexée par la Lituanie, la partie Ouest fut annexée par le Grand Reich, car considérée comme une terre allemande, sous le nom de Warthegau, et le sud-est restant prit le nom de Gouvernement général, un territoire satellite du Reich dirigé par le juriste et avocat d'Hitler, Hans Frank. Ce territoire était considéré comme non directement "germanisable" et devant être soumis à une administration militaire rigoureuse. Dès l’automne 1939, des actes d’un violence inouïe (meurtres de masse, pillages, destruction de villages, etc.) furent commis contre les juifs dans les deux territoires polonais contrôlés par les Allemands (Warthegau et Gouvernement général). En l’espace de quelques semaines, les juifs polonais furent obligés de porter des marques distinctives sur leurs vêtements, ils furent soumis à un couvre-feu, ils durent se faire recenser et n’eurent plus le droit de droit de déménager. Dans le Gouvernement général, le travail forcé des Juifs fut institué par un décret du 26 octobre 1939.
Dans le courant de 1940, les juifs du Gouvernement général furent entassés dans des ghettos, des quartiers de grandes villes entourés de murs de briques rapidement construits, interdisant les relations avec l’extérieur, et surveillés étroitement par la police allemande. Les principaux ghettos étaient ceux de Lodz, Varsovie, Cracovie, Lublin, Lwow (Lviv aujourd’hui). L’entassement de la population était considérable (400 000 personnes dans le ghetto de Varsovie, soit 39 % de la population de Varsovie sur 8 % de la superficie de la ville) et le ravitaillement bien trop insuffisant (moins de 1 500 calories par personne et par jour). La faim et les épidémies tuèrent une large partie des habitants des ghettos. Ces ghettos étaient administrés par des Conseils juifs (Judenräte) composés de notables qui furent très critiqués après la guerre. Chaque Conseil juif servait de relais entre les autorités allemandes et la population du ghetto dont il avait la charge. Il lui incombait de distribuer la nourriture bien trop insuffisante (en fait, de gérer la famine), d’organiser le logement et le fonctionnement des écoles. Plus tard, chaque Conseil juif fut contraint d’établir les listes des personnes du ghetto à déporter dans les centres de mise à mort. Ces Conseils furent donc contraints par les nazis de prendre part à l'organisation de chaque étape du génocide, tout en pensant que, s’ils ne s’en chargeaient pas, les choses seraient encore pires (on peut se demander comment elles auraient pu être pires).
Les dirigeants nazis semblaient au départ divisés sur le sort final à réserver aux juifs allemands et polonais. Ils projetèrent par exemple une émigration massive vers le Gouvernement général, mais le gouverneur de ce territoire, Hans Frank, s’y opposa car il refusait de prendre en charge des centaines de milliers de personnes qu’il ne pouvait ni nourrir ni loger, y compris selon les critères des nazis. En 1940, après la défaite de l'armée française, une émigration avait été pensée vers la colonie française de Madagascar, une fois la guerre terminée, au rythme d'un million de personnes par an. Mais cette option s'avéra finalement peu réaliste au vu de la distance à parcourir sur les océans. En 1941, il fut envisagé de déporter les Juifs dans les camps du goulag soviétique, lorsque la victoire sur l'URSS serait acquise.
Faisons un léger saut en avant dans le temps. A partir du 15 octobre 1941, les Juifs allemands furent déportés par des convois ferroviaires vers les ghettos polonais et vers les ghettos de Biélorussie (Minsk) et des pays baltes (Riga), territoires récemment conquis par l'armée allemande. Les déportés de certains convois furent exterminés dès leur arrivée, mais la plupart des personnes furent soumises au travail forcé et à des conditions de survie atroces, avant d'être fusillées ou gazées dans les centres de mise à mort.
2.3. La phase d’extermination
Aujourd'hui, les historien·nes envisagent le génocide des juifs selon différentes chronologies possibles. D'un côté, le récit peut s'ancrer sur les populations et les territoires : les Juifs soviétiques (ukrainiens, baltes et biélorusses) furent exterminé par les Einsatzgruppen à partir de juin 1941 ; les Juifs polonais et allemands furent exterminés dans les centres de mise à mort de Treblinka, Chelmno, Belzec et Sobibor, au cours de "l'opération Reinhart" (Aktion Reinhart) en 1942 et 1943 ; les juifs d'Europe centrale, du sud et de l'ouest furent exterminés à Auschwitz de 1942 à 1944. Mais le récit peut également s'écrire en fonction de la radicalisation antisémite des nazis. Dès septembre 1939, les juifs polonais furent enfermés dans les ghettos et réduits en esclavage. A partir de juin 1941, l'attaque de l'URSS s'accompagna de massacres de masse, à savoir l'exécution par les Einsatzgruppen des responsables communistes et, progressivement, des juifs vivant en Ukraine, dans les pays baltes et en Biélorussie. Comme nous le verrons plus loin, ces massacres glissèrent vite vers le génocide au cours de l'été 1941. Ces tueries furent coordonnées par les dirigeants nazis à l'occasion de la Conférence de Wannsee du 20 janvier 1942 qui organisa les massacres dans les centres de mise à mort.
Un autre élément nous semble incompréhensible aujourd'hui : jusqu'aux derniers moments de la guerre, les nazis s'efforcèrent de perpétrer le génocide. Ils trouvèrent des trains de marchandise pour les déportations alors que ces trains étaient nécessaires au ravitaillement des soldats allemands. Persuadés que la guerre avait été voulue et organisée par les juifs, ils pensaient qu'en parachevant le génocide, ils pourraient effectivement gagner la guerre, quand bien même la situation militaire allemande était désespérée.
2.3.1 Les premiers massacres
Les événements s’accélérèrent avec l’invasion de l’URSS, à partir du 22 juin 1941, qui était considérée par les nazis comme une guerre raciale contre des populations slaves et juives de l'URSS. Outre la Pologne, en s’emparant de l’Ukraine, de la Biélorussie et de l’ouest de la Russie au cours de l'été 1941, les nazis contrôlaient désormais la totalité des territoires où vivaient les juifs européens. L’invasion de la Pologne avait accéléré les mesures discriminatoires à l’égard des juifs visant à les "laisser mourir" de faim et de maladie. L’invasion de l’URSS marqua l’orientation vers une pratique génocidaire visant à "faire mourir" systématiquement les Juifs.
Un point mérite d'être souligné ici pour approcher la logique des nazis. En mai-juin 1941, le NKVD et les organes de répression de l'URSS avaient arrêté et mis en prison des milliers de militants d'organisations nationaliste, anticommunistes et parfois antisémites dans les pays baltes et en Ukraine. Aux premiers jours de l'invasion de l'URSS par les troupes allemandes, ces prisonniers furent systématiquement exécutés dans les prisons par le NKVD. Lorsque les soldats allemands conquirent les villes où se trouvaient ces prisons, ils y découvrirent des montagnes de cadavres dont l'assassinat fut attribué à des responsables communistes juifs. Cette expérience traumatisante pour de simples soldats, qui apparait dans les lettres qu'ils adressèrent à leurs proches, les conduisit à exercer ensuite une violence présentée comme "défensive" à l'égard des cadres communistes, des soldats soviétiques et des juifs. Les juifs (assimilés aux tueurs du NKVD) furent alors perçus comme étant capables d'exercer une extrême violence contre laquelle les pratiques génocidaires apparaissaient comme une simple manière de se défendre. Cette expérience inaugurale (et dépourvue de toute logique rationnelle) conduisit de nombreux soldats allemands vers ce que l'historien Omer Bartov nomma la "barbarisation" de l'armée allemande.
Quatre Einzastgruppen (groupes d’action spéciale, nommé "groupes mobiles de tuerie" par l'historien Raul Hilberg), comprenant chacun entre 500 et 1 000 hommes, furent créés pour opérer sur le front de l’Est à la suite de l'armée allemande. Ils étaient constitués d’agents de la Gestapo, de la police criminelle (la Kripo) et d’officiers SS. Ils étaient commandés par des officiers SS de haut rang, souvent titulaires d’un doctorat de droit et placés sous l'autorité de Reinhart Heydrich, le chef du SD et bras droit de Himmler. Chacun des quatre Einzastgruppen opérait dans une zone géographique spécifique (Lituanie, Biélorussie, nord de l’Ukraine, Crimée). Ils suivaient l’avancée des unités régulières de la Wehrmacht pour fusiller les fonctionnaires communistes de l’administration soviétique ainsi que les hommes et adolescents juifs dans les villes et les villages conquis par l’armée allemande. Ces exécutions d’individus perçus comme des opposants potentiels relevaient au départ d’une logique de maintien de l’ordre (sous forme de crimes de guerre) dans les territoires nouvellement conquis. Comme l’a montré l’historien Christian Ingrao, le nombre des exécutions augmenta considérablement au cours du mois de juillet, passant de plusieurs dizaines à plusieurs centaines puis à plusieurs milliers de morts par jour. Cette hausse quantitative passa par l’exécution des femmes juives au cours du mois de juillet puis des enfants juifs à partir du mois d’août. Cet élargissement progressif du nombre et de la qualité des victimes relevait alors d’une orientation clairement génocidaire puisque, désormais, l’ensemble d’une population était massacré. Les historien·nes considèrent aujourd’hui que le génocide fut initié à la base, par les officiers des Einzatsgruppen dont les pratiques génocidaires furent encouragées oralement puis ratifiées par écrit par les dirigeants nazis. Parallèlement, dès le mois de juin 1941, les nazis encouragèrent les pogroms menés par des antisémites locaux dans les pays baltes et en Ukraine. Des milliers de juifs furent humiliés et battus à mort sous les yeux de la population. Ce n'est pas un hasard si des Baltes et des Ukrainiens servirent comme supplétifs des SS dans les centres de mise à mort notamment.
Le 1er août 1941, le Reischführer-SS (RFSS) Himmler adressa cette directive génocidaire aux chefs des Einzastgruppen : « Ordre explicite du RFSS. Tous les Juifs doivent être fusillés. Les femmes juives doivent être poussées vers les marais ». C'est ce type d'ordre qui permet de caractériser l'intention à l'origine d'un génocide.
Dans le même ordre d'idée, Göring confia à Reinhard Heydrich, le bras droit de Himmler, la tâche consistant à régler la "solution finale de la question juive" (sans en expliciter toutefois les modalités exactes) par le courrier ci-dessous :
Le Maréchal du Grand Reich allemand
Chargé du Plan de quatre ans
Président au conseil des ministres pour la défense du Reich
Berlin, le... juillet 1941
Au Chef de la Police de sécurité et du SD
le SS-Gruppenführer Heydrich
En complément de la mission qui vous a été confiée par décret du 24.1.1939 de parvenir, sous la forme de l'émigration ou de l'évacuation, à une solution de la question juive la meilleure possible eu égard aux circonstances de l'époque, je vous charge par la présente de prendre toutes les mesures préalables, organisationnelles, pratiques et matérielles, nécessaires à une solution globale de la question juive dans la zone d'influence allemande en Europe.
Dans la mesure où les domaines de compétences d'autres instances centrales sont concernés, il faudra les associer.
Je vous charge en outre de m'adresser sous un projet global concernant les mesures préalables organisationnelles, pratiques et matérielles à prendre pour réaliser la solution finale souhaitée de la question juive.
Signé : Göring
Cité par Edouard Husson, Heydrich et la solution finale, Perrin, Tempus, 2012, p. 354.
La première phase du génocide, dès l'été 1941, fut appelée, il y a quelques années, la Shoah par balles, puisqu’elle consistait à tuer les hommes, les femmes et les enfants d’une balle dans la tête au bord d’une fosse commune, dans les pays baltes, en Ukraine et en Biélorussie. Cependant, les historien·nes récusent aujourd'hui ce terme qui introduit une dichotomie tranchée entre une supposée première phase de massacres par fusillades et une supposée deuxième phase de destruction industrielle dans les centres de mise à mort à partir du printemps 1942. On sait que les massacres furent opérés de diverses manières et que les fusillades se poursuivirent jusqu'à la fin de la guerre, en fonction les configurations locales. Ainsi, une partie de la population juive d'une ville pouvait être déportée dans un centre de mise à mort quand l'autre partie était assassinée sur place. Par commodité, nous nous en tenons à cette dichotomie pour éviter de produire un exposé trop complexe.
Encadré : le déroulement de la Shoah dans la ville de Buczacz
L'historien Omer Bartov a retracé l'histoire de la Shoah dans la ville où était née sa mère, Buczacz, en Galicie orientale, région située à l'époque au sud-est de la Pologne, aujourd'hui dans le sud-ouest de l'Ukraine. Dans cette région vivaient des Polonais, des Ukrainiens et des juifs. Cette région avait été envahie par l'armée soviétique en octobre 1939, lors du partage de la Pologne entre l'Allemagne et l'URSS. L'armée soviétique se retira devant l'attaque allemande, à la fin juin 1941. Durant plusieurs jours, une milice nationaliste ukrainienne s'empara du pouvoir et commença à maltraiter et à massacrer les Polonais et surtout les juifs accusés de faire le jeu des nationalistes polonais et d'être des communistes. En effet, certains juifs avaient accueilli favorablement l'armée soviétique lors du partage de la Pologne en octobre 1939. Très souvent, les bourreaux étaient les anciens camarades d'école et les voisins des victimes. L'armée allemande s'empara de la ville le 5 juillet 1941. Les miliciens ukrainiens s'engagèrent alors comme policiers au service de l'occupant allemand. A partir du mois d'août 1941, les massacres de Juifs réalisés par un Einsatzgruppe, des membres de la Gestapo et des policiers de la police de sureté (Sipo), prirent une ampleur considérable. Environ 300 policiers ukrainiens prirent part à la traque, à la surveillance et à l'exécution des juifs, aux côtés des Allemands. Plusieurs milliers de juifs furent massacrés au bord de fosses communes sur une colline à proximité de la ville. Plusieurs autres milliers furent déportés au centre de mise à mort de Belzec. Un Judenrat formé des membres de l'élite juive de la ville et une police juive (Ordnungsdienst, OD) furent institués sur ordre des Allemands. Dans l'espoir de sauver leur vie et celle de leurs proches, ces hommes collaborèrent avec les Allemands. Contre des pots-de-vin, ils choisissaient les juifs destinés aux camps de travail, où l'on pouvait survivre quelques mois. Ils choisissaient et arrêtaient les Juifs à massacrer tout de suite. Comme l'écrit Omer Bartov : "Les Allemands parvinrent rapidement à détruire la population juive en créant un dispositif local composé d'Ukrainiens et de Juifs, qui les aida à organiser et à commettre des meurtres de masse" (p. 255). Au total, 60 000 juifs furent assassinés dans la région, seulement 1 200 survécurent.
Les exécutions de masse par fusillades avaient lieu à l’écart des villages. Elles était précédées par l’arrestation et le rassemblement de la population juive des villes et des villages qui s’opéraient dans une grande violence et à la vue de toute la population locale. Contrairement à ce que l’on a longtemps cru, ces massacres ne furent pas tous commis par des SS fanatiques. Des unités de la Wehrmacht et de la police y contribuèrent également (sur ce point on peut lire l’ouvrage fondamental de Christopher Browning, Des hommes ordinaires, paru en 1992, qui a complètement bouleversé nos connaissances sur les auteurs de ces massacres). L’épisode le plus terrible fut le massacre de Babi Yar, un ravin situé dans les faubourgs de Kiev, où 33 771 personnes furent assassinées en deux jours, les 29 et 30 septembre 1941 par les éléments de l’Einsatsgruppe C. Par la suite, 100 000 autres personnes (des prisonniers de guerre soviétiques, des Tsiganes, des nationalistes ukrainiens) furent également exécutées dans ce ravin en 1942-1943.
L'émotion internationale fut grande lorsque des missiles russes visèrent le monument commémoratif de cette tragédie, au début de l'agression russe contre l'Ukraine, en février 2022.
On considère que ce mode d'exécution fit près de 1,3 million de morts.

Document : le massacre de Lubny en Ukraine, le 16 octobre 1941. Les personnes figurant sur l’image doivent abandonner leurs affaires avant d’être exécutées.

Document : Un massacre de Juifs en Ukraine à l’automne 1941
2.3.2 Les centres de mise à mort
Il semble qu’Hitler a décidé l’extermination systématique des Juifs entre octobre et décembre 1941, alors que l’armée allemande se heurtait à la résistance de l’armée soviétique devant Moscou et lorsque le conflit devint mondial, avec l'entrée en guerre des Etats-Unis. Cette entrée en guerre était bien entendu attribuée par les nazis aux juifs. La crainte d’une défaite militaire sur le front russe aurait donc peut-être précipité l’ordre d’extermination de masse des juifs par Hitler. En effet, ce dernier prononça devant les dirigeants nazis un discours, le 9 novembre 1941, date anniversaire du début de la révolution allemande et de l'abdication de l'empereur Guillaume II qui précipita l'armistice du 11 novembre 1918. Ces deux événements étaient considérés par l'extrême-droite allemande comme un "coup de poignard dans le dos" de l'Allemagne, attribué aux juifs. Hitler rappela dans ce discours sa "prophétie" du 30 janvier 1939 qui prévoyait l'anéantissement des juifs. Il expliqua que cela permettrait d'éviter un nouveau 9 novembre 1918 ainsi que la défaite de l'armée allemande devant l'armée soviétique soi-disant dirigée par les juifs. Rappelons la logique nazie: l'extermination des juifs, responsables de la guerre, devait assurer la victoire militaire allemande.
Les dirigeants nazis souhaitaient en outre passer à un mode d’exécution plus massif, plus discret et nécessitant moins de bourreaux que celui de la Shoah "par balles".
A cet effet, les nazis mirent en pratique des compétences acquises avec le programme de l’Aktion T4 d’extermination des malades mentaux allemands lourdement handicapés (du nom du n°4 de la Tiergartenstrasse à Berlin où se trouvait le principal centre d’euthanasie des malades mentaux). Ces vies « indignes d’être vécues » selon les nazis, menaçaient la pureté du sang allemand. Cette pratique « eugéniste » trouvait évidemment ses racines dans le racisme biologique et élitiste qui imprégnait les idées de l’extrême-droite européenne depuis la fin du XIXe siècle. Hitler décida cette opération de mise à mort en octobre 1939. Comme le document ci-dessous l'indique, cette décision fut antidatée du 1er septembre 1939, date de l'entrée en guerre contre la Pologne, pour signifier que l'Aktion T4 participait de l'effort de guerre. Ce document était adresser à Bouhler (le chef de la chancellerie d'Hitler) et au docteur Brandt (le médecin personnel d'Hitler).

Document : Copie de l'ordre d’Adolf Hitler pour le programme d’”euthanasie” (Opération T4), signé en octobre 1939 mais daté du 1er septembre 1939.
Source : United States Holocaust Memorial Museum. En ligne : https://encyclopedia.ushmm.org/content/fr/article/euthanasia-program
Traduction : "Le Reichsleiter Bouhler et le docteur Brandt sont chargés d'élargir l'autorité de certains médecins dans la mesure où [les personnes] souffrant de maladies jugées incurables peuvent, après une évaluation humaine et minutieuse de leur état, se voir accorder une mort par compassion".
(signé) Adolf Hitler
Les futures victimes étaient sélectionnées par des commissions spéciales dans les hôpitaux du Grand Reich. En 1940 et 1941, dans six centres répartis en Allemagne et en Autriche, 70 000 malades mentaux moururent par privation totale de nourriture (« traitement par la faim ») ou gazés par du monoxyde de carbone dans des chambres à gaz déguisées en salles de douche (« traitement par le gaz »). Le corps des victimes était ensuite brûlé dans des fours crématoires. Un avis de décès invoquant une maladie était transmis aux familles. Selon l’historien Georges Bensoussan, l'Aktion T4 fut la matrice intellectuelle et technique du génocide. Le « traitement par la faim » fut en effet imposé aux ghettos polonais à partir de 1940 et les chambres à gaz servirent aux massacres de masse à partir de 1942. D'ailleurs, le personnel technique de l'Aktion T4 aida à la construction des chambres à gaz dans les centres de mise à mort en Pologne. Ainsi, le camp de Belzec, mis en service à la mi-mars 1942, fut construit sur le modèle de l'Aktion T4 avec des chambres à gaz alimentées par des bouteilles de gaz. Bien plus, le sonderkommando dirigé par le SS-Sturmbannfürer Rudolf Lange, qui avait participé à l'Aktion T4, s'installa à Chelmno pour organiser le gazage des juifs du ghetto de Lodz dans des camions spécialement équipés, dès la fin de 1941. Les gaz d'échappement des camions étaient dirigés vers l'intérieur du camion où étaient entassées les victimes.
Une précision s'impose ici. Malgré le secret, l'Aktion T4 fut rapidement connue en raison du nombre des avis de décès qui furent diffusés dans toute l'Allemagne. En outre, les voisins des centres de mise à mort avaient été alertés par la fumée malodorante émise en permanence par les fours crématoires de ces centres. Quelques évêques allemands, dont l'évêque Clemens von Galen, s'élevèrent en août 1941 contre l'assassinat en masse des handicapés mentaux et recueillirent un soutien massif des catholiques. Soucieux de ne pas s'aliéner l'Eglise catholique quelques semaines après le début de l'attaque contre l'URSS, Hitler décida d'abandonner l'Aktion T4 le 24 août 1941. Cela montre que l'action d'hommes courageux et déterminés pouvait faire reculer, au moins ponctuellement, le pouvoir nazi. Il semblerait cependant que l'extermination des malades mentaux se poursuivit malgré tout, mais à bas bruit.
L’organisation systématique du génocide des juifs fut planifiée lors de la conférence de Wannsee (du nom du quartier de Berlin où se tint cette conférence), le 20 janvier 1942. Cette conférence rassembla les principaux responsables du génocide, sous la direction du SS-Gruppenführer Reinhard Heydrich, bras droit de Himmler, chef de l’Office central de la sécurité du Reich (RSHA) et coordinateur de l’extermination des juifs. Le SS-Oberstrumbannführer Adolf Eichmann, responsable de la logistique des déportations par les chemins de fer au sein du RSHA, assura l’organisation de cette réunion. La « solution finale du problème juif » (selon les termes des nazis) fut mise au point à cette occasion en regroupant trois compétences nazies jusqu’ici disjointes : l’émigration forcée par les transports ferroviaires, l’internement dans les ghettos, et enfin le massacre de masse par le gaz tel qu’il avait été pratiqué sur les malades mentaux avec le programme T4.
En effet, il fut décidé la déportation systématique des 11 millions de Juifs européens vers l'Est (la Pologne). Ils y seraient soumis au travail forcé et les survivants subiraient plus tard un "traitement approprié".
Document : Une page du protocole de la conférence de Wannsee fournissant le nombre de juifs par pays visés par le projet de la « Solution finale ». Le total y est estimé à 11 millions. Source : https://www.yadvashem.org/fr/shoah/a-propos/debut-solution-finale/la-conference-de-wannsee.html
Les événements s’enchaînèrent alors très vite. Le recensement des juifs avait été ordonné en 1940 et 1941 dans tous les pays européens occupés par l’armée allemande. Au même moment, les juifs polonais, entassés dans les ghettos, étaient soumis au travail forcé et à la famine tandis que, en Europe de l’ouest, tout un arsenal législatif permit la spoliation des biens juifs, « aryanisés ». Avant leur extermination, à l’est comme à l’ouest de l’Europe, les juifs devaient produire ou fournir des ressources. Le port de l’étoile jaune fut imposé dans toute l’Europe en mai-juin 1942.
Le 13 mars 1942, Himmler ordonna "l'évacuation" des Juifs des ghettos polonais vers l'Est, à savoir vers les centres de mise à mort. Les juifs des ghettos des villes polonaises, qui avaient également accueilli les juifs allemands et autrichiens, furent donc exterminés dans les centres de mise à mort de Chelmno, Belzec (500 000 morts de mars à décembre 1942), Sobibor (250 000 morts entre mai 1942 et octobre 1943) et Treblinka (900 000 morts entre juillet 1942 et novembre 1943) à l'occasion de ce que les nazis appelaient la "liquidation des ghettos" ou bien l'Aktion Reinhard (le prénom de Heydrich). Par exemple, 300 000 Juifs sur les 380 000 que comptait le ghetto de Varsovie furent transportés et assassinés à Treblinka entre le 22 juillet et le 22 septembre 1942.
Rappelons un point de vocabulaire. On a longtemps distingué les camps de concentrations destinés à l’internement des prisonniers politiques et des résistants, des camps d’extermination, destinés à l’extermination des juifs. En réalité, les juifs était assassinés dans des « centres de mise à mort », selon l’expression de l’historien Raul Hilberg, qui n’étaient pas des camps. Ils étaient composés de chambres à gaz (la plupart du temps du monoxyde de carbone produit par un moteur de camion) où tous les déportés étaient exterminés dès leur descente du train, en l'espace de quelques heures, et de baraquements pour les gardiens du camp et quelques détenus juifs du Sonderkommando. Ces derniers, régulièrement tués et remplacés, portaient les cadavres depuis les chambres à gaz vers les fosses communes. A Chelmno, les juifs étaient entassés dans des camions spéciaux et gazés par les gaz d'échappement de ces camions lors du trajet qui les conduisait jusqu'à une forêt où leurs corps étaient entassés dans d'immenses fosses communes.

Document : Un camion à gaz Magirus-Deutz endommagé est inspecté en 1945 près de Chełmno. Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Destroyed_Magirus-Deutz_furniture_transport_van_Kolno_Poland_1945.jpg
Fin 1943, après la révolte du Sonderkommando de Treblinka (août 1943) et de Sobibor (octobre 1943) pressentant la liquidation du camp, ces centres de mises à mort furent fermés, démantelés et rasés car tous les juifs polonais et allemands avaient été tués. En 1944, les nazis firent déterrer et incinérer par des détenus juifs les corps qui avaient été entassés dans les fosses communes de ces centres de mise à mort. Ils firent ainsi disparaître toute trace des centres de mise à mort. Aujourd'hui, il n'en reste pratiquement rien mais des archéologues tentent actuellement d'en retrouver les traces.

Document : La gare ferroviaire du centre de mise à mort de Sobibor en Pologne. Source : https://www.yadvashem.org/fr/shoah/a-propos/solution-finale/les-camps-de-la-mort.html

A Belzec, les personnes descendaient du train sur le quai de débarquement (1). Elles se déshabillaient dans le bâtiment de déshabillage (3). Pendant que les femmes étaient rasées, les hommes étaient obligés de courir dans le boyau, dont les barbelés étaient camouflés par des branchages, et rentraient dans la chambre à gaz. Ces chambres à gaz étaient alimentées en CO par un moteur de camion (7). Venait ensuite le tour des femmes. Les corps étaient entassés dans les fosses communes par les membres du Sonderkommando. Les corps furent brulés à partir de l'été 1942 et le camp fut ensuite démantelé. La légende permet d'évaluer la taille très réduite de ce centre de mise à mort : 450 mètres X 300 mètres.

Document : L’Europe concentrationnaire. Source : http://www.enseigner-histoire-shoah.org/outils-et-ressources/chronologie-et-cartes/cartes.html
Aux centres de mise à mort situés près des ghettos, s'ajoutèrent les camps de Maidanek et Auschwitz. Maidanek était un camp mixte qui associait un centre de mise à mort des juifs du ghetto de Lublin et des camps de travail forcé pour des usines allemandes. En novembre 1943, plus de 40 0000 travailleurs de ces camps furent systématiquement massacrés lors de l'Aktion Erntefest ("fête de la moisson") ordonnée par Himmler .
2.3.3 Le camp d'Auschwitz
Le camp d’Auschwitz reste le symbole absolu de la barbarie nazie. Près de 1,1 millions de personnes y trouvèrent la mort. Il associait des camps de travail forcé enfermant jusqu'à 100 000 détenus soumis au travail forcé, et un centre de mise à mort. Il faisait donc partie à la fois du système concentrationnaire et du système des centres de mise à mort nazis. Ce camp s’étendait sur près de 40 km² de ce qui fut nommé la zone d'intérêt. Il était situé sur un nœud ferroviaire, à proximité de Cracovie, qui le mettait en relation avec l’Europe entière. Le premier camp, Auschwitz I, fut ouvert en juin 1940 sur l’ordre de Himmler sur le site d'un ancienne caserne polonaise pour interner des détenus polonais considérés comme dangereux pour la sécurité du Reich. Il devint ensuite un camp de concentration et de travail forcé pour des prisonniers de guerre soviétiques et des détenus politiques venus de l’Europe entière. En mars 1941, Himmler fit construire le camp d’Auschwitz II Birkenau, distant de 3 km du précédent, en prévision de la détention des futurs prisonniers de guerre soviétiques (qui n'y furent pas détenus, finalement). Ce camp devint le plus grand du système concentrationnaire nazi. Il couvrait 170 hectares (720 mètres X 2 340 mètres) et comprenait près de 300 baraques en bois (40 m de long, 9,5 m de large, 2,6 m de haut) prévues initialement pour 52 chevaux et qui abritaient près de 400 détenus.
Enfin, le camp Auschwitz III Monowitz était un camp de travail forcé fournissant une main d'œuvre très bon marché aux entreprises allemandes qui s'étaient installées à proximité (Krupp, Siemens, IG Farben, etc.). Primo Levi, qui a écrit son témoignage crucial sur Auschwitz dans Si c’est un homme, fut affecté à ce camp car il était ingénieur chimiste. D'autres détenus, et notamment des femmes, travaillèrent dans les entreprises agricoles de la zone d'intérêt. Par exemple, Simone Veil construisit des murets dans ces champs. Himmler décida en janvier 1942 que l'ensemble de ces camps devait accueillir en priorité des juifs, hommes et femmes, destinés à devenir les esclaves de ces grands entreprises.
En septembre et octobre 1941, le gazage de prisonniers de guerre soviétiques (Aktion 14f14) à l’aide du Zyklon B, un puissant insecticide à base d'acide cyanhydrique, aida à la mise au point des chambres à gaz d’Auschwitz -Birkenau. Ce mode de mise à mort différait donc de celui des autres centres de mise à mort où les victimes était gazées par du monoxyde de carbone produit par des moteurs de camion. Ce camp fut alors doté de chambres à gaz et de fours crématoires pour l’extermination des convois de Juifs venus de l’Europe entière. En juillet 1942, Himmler décida que ce camp deviendrait la destination finale de tous les convois des juifs d’Europe du sud et de l’ouest. Le premier convoi arrivant de Slovaquie fut sélectionné ou exterminé à Birkenau le 4 juillet 1942. A partir de 1943, alors que les centres de mise à mort des juifs polonais et allemands furent fermés car ils avaient achevé leur sinistre besogne, Auschwitz devint le principal centre de mise à mort des juifs européens.

Document : Le plan du complexe concentrationnaire d’Auschwitz
Source : Auschwitz, la solution finale. Les collections de l’histoire n°3, 1998, p. 39.
Les déportations massives dans toute l'Europe en direction d'Auschwitz débutèrent donc en juillet 1942 : 11 juillet, déportation des juifs de Salonique, 16 et 17 juillet, rafle du Vel’d’Hiv' à Paris, etc. En l’espace de quelques semaines, les chemins de fer allemands, sous la direction de Eichmann, furent capables d’organiser des centaines de convoi entre l’été 1942 et l’été 1944, depuis toute l’Europe en direction de la Pologne. Ces trajets se faisaient dans des conditions épouvantables : 100 ou 200 personnes entassées, debout, dans des wagons de marchandises prévus pour 40 personnes (par exemple des soldats), sans aération, sans eau ni nourriture, pour un voyage durant entre deux et douze jours. Le temps de trajet dépendait de la distance mais également de l’encombrement des voies ferrées. Précisons que les convois étaient financés et réglés à la Reichsbahn par le vol des biens des déportés eux-mêmes.
Dès l’arrivée du convoi à Auschwitz-Birkenau, les déportés devaient descendre sur la « rampe » (Judenrampe), le quai où ils subissaient la « sélection » (qui n’existait pas dans les autres centres de mise à mort) opérée par un médecin SS : d’un côté les adultes vigoureux âgés de 16 ans à 45 ans, qui seraient soumis au travail forcé, de l’autre les vieillards, les malades, les femmes accompagnées d’enfants qui étaient aussitôt dirigés vers l'une des quatre chambres à gaz distantes de 2,5 km de la rampe. Après s'être déshabillés dans un vestiaire contre la promesse de bénéficier d'une douche, les malheureux, entassés dans les chambres à gaz, qui pouvaient accueillir 2000 à 3000 personnes à la fois, mourraient à l'issue d'une agonie atroce qui durait entre 10 et 15 minutes, sous l'effet du gaz produit par les cristaux de Zyklon B. Les corps étaient ensuite incinérés dans les fours crématoires couplés à chaque chambre à gaz. Chaque four crématoire pouvait incinérer 3 000 corps. A partir du mois de mai 1944, en vue de l’extermination des 430 000 juifs hongrois, la ligne de chemin de fer fut prolongée jusqu’au voisinage des chambres à gaz et passa désormais sous un mirador, jusqu'au nouveau quai nommé la Bahnrampe. La ligne de chemin de fer passant sous ce mirador devint ensuite l’image iconique du camp d’Auschwitz-Birkenau car, passé ce mirador, les déportés subirent l’un des plus grands crimes de l’histoire de l’humanité.
De leur côté, les juifs sélectionnés pour le travail étaient déshabillés et tondus, un numéro était tatoué sur leur avant-bras gauche. Certains d’entre eux (jusqu'à mille environ en même temps) étaient sélectionné pour travailler dans le sonderkommando chargé de porter les cadavres depuis les chambres à gaz vers les fours crématoire. Les autres travaillaient dans les usines installées à proximité du camp ou traitaient les vêtements et les objets personnels des victimes, qui étaient redistribués dans tout le Reich.
Encadré : Pourquoi les détenus d'Auschwitz étaient-ils tatoués ?
Les survivants juifs du camp d'Auschwitz portèrent toute leur vie leur numéro matricule de déporté tatoué sur leur avant-bras gauche, ce qui n'était pas le cas des déportés des autres camps de concentration nazis.
En effet, lors de l'hiver 1941-1942, les prisonniers soviétiques qui construisaient le camp d'Auschwitz moururent en masse. Leurs camarades s'emparaient de leurs vêtements pour lutter contre le froid. Les SS, confrontés à des monceaux de cadavres nus, se trouvèrent alors face à un problème administratif : dépourvus de leur numéro matricule qui était imprimés sur leurs vêtements (comme dans tous els autres campas de concentration), ces cadavres devenaient inidentifiables. Les SS trouvèrent une solution à ce problème : le tatouage du numéro matricule, d'abord sur la poitrine (ce qui se révéla beaucoup trop douloureux) puis sur l'avant-bras gauche à partir de mai 1942.
(D'après Tal Bruttmann, Auschwitz, La découverte, 2025, p. 29)
Il est donc important de comprendre la spécificité du camp d'Auschwitz. Ce camp était d'une part le plus grand camp de concentration et de travail forcé de l'Allemagne nazie, où étaient détenus des Polonais, des résistants de divers pays, des hommes et des femmes, et surtout des juifs réduits eux aussi en esclavage. Ces détenus étaient déplacés d'un camp à l'autre en fonction des besoins des entreprises en main d'œuvre. Ils mourraient de faim, de maladie et de mauvais traitement. Lorsqu'ils étaient trop faibles ou trop malades, ils pouvaient être "sélectionnés" pour être exécutés dans les chambres à gaz. D'autre part, le camp d'Auschwitz II-Birkenau comprenait un centre de mise à mort où étaient exterminés, dès leur arrivée, les juifs qui avaient été "sélectionnés" sur la Judenrampe puis sur la Bahnrampe pour mourir tout de suite. Comme l'explique l'historien Tal Bruttmann, ces malheureux ne pénétraient pas dans le camp d'Auschwitz-Birkenau car ils étaient tout de suite acheminés vers les chambres à gaz situées en périphérie de ce camp. Cette distinction explique le fait que quelques milliers de personnes juives survécurent à la déportation à Auschwitz alors que les rescapés des autres centres de mise à mort se comptent sur les doigt de la main.
Les photographies qui suivent sont extraites de l’Album d’Auschwitz, recueil de 193 photographies prises par le SS Ernst Hoffman à la fin du printemps 1944, lors de l’extermination des 430 000 juifs hongrois (environ 12000 par jour). Elles permettent de retracer le parcours des malheureux dès leur descente du train. Grâce à l'ouvrage de Tal Bruttman, Stefan Hördler et Christoph Kreutzmüller, Un album d'Auschwitz. Comment les nazis ont photographié leurs crimes (Seuil, 2023), nous savons que ces photographies étaient des mises en scène. Elles visaient à montrer aux responsables de la SS à Berlin , et notamment à Himmler, l'excellence de l'organisation de l'arrivée des convois à Auschwitz et la fluidité de la "sélection". Dans la réalité, les déportés étaient accueillis par des coups et des cris. De très puissants projecteurs les aveuglaient à dessein lors de la descente des wagons. Les SS ne leur laissaient pas le temps de comprendre où ils se trouvaient. En outre, des révoltes ou des scènes de panique émaillaient régulièrement ce moment terrifiant, notamment lors de la séparation des familles.

Document : Les déportés descendent du wagon de marchandise (appartenant à la SNCF) dans lequel ils ont voyagé. Source : Arrivée | L'album d'Auschwitz (yadvashem.org)

Les déportés sur la « rampe ». Dans le fond, les cheminées des crématoires II et III.
Source : Arrivée | L'album d'Auschwitz (yadvashem.org)

Document : La sélection. Après leur descente du train, sur la « rampe », les personnes commencent à être sélectionnées par le médecin SS visible à droite de l’image. A gauche, s’est formée la file des femmes, des enfants et des vieillards, à droite de l’image, celle des hommes. Tout à fait à gauche, se tiennent les détenus en costume rayé qui viennent prendre les bagages des déportés. Dans le fond à gauche, le mirador sous lequel passaient les trains à partir du printemps 1944, devenu l’image iconique d’Auschwitz. Source: Arrivée | L'album d'Auschwitz (yadvashem.org)
Document : La sélection. Les deux files sont constituées. On remarquera la canne du SS au premier plan. Cet objet servait à frapper les déportés. Il est la preuve que l'arrivée des convois ne se passait aussi facilement que ces photographies semblent le suggérer. Source: https://www.yadvashem.org/fr/processus-de-selectio.html

Document : Les femmes et les enfants, délestés de leurs bagages, se dirigent vers les chambres à gaz. Remarquer la petite fille à gauche qui tire la langue au photographe dans un ultime geste de défi.

Document : Sur la « rampe », une colonne de déportés hongrois est dirigée, à la descente du train vers la chambre à gaz et crématoire II d’Auschwitz-Birkenau, le 25 août 1944. Photographie aérienne prise par un avion anglais ou américain. Source :
http://www.enseigner-histoire-shoah.org/outils-et-ressources/documents-darchives/assassiner.html
Nous disposons de plusieurs photographies aériennes du camp d’Auschwitz réalisées par les Alliés. Elles prouvent non seulement que les Alliés connaissaient l’existence de ce camp (en plus, ils en avaient été informés directement par des agents polonais tels que Jan Karski qui rencontra Roosevelt à la Maison Blanche le 28 juillet 1943) mais que, à partir du printemps 1944, ils auraient pu le bombarder et gêner ainsi la déportation des 430 000 juifs hongrois. Ils n’en firent rien. Officiellement, ils craignaient que leurs bombes ne tuent des déportés (qui, de toute façon arrivèrent dans le camp par les lignes de chemins de fer qui n’avaient pas été bombardées par les Alliés et disparurent dans les chambre à gaz qui n’avaient pas non plus été bombardées par les Alliés). Il semblerait plutôt que les dirigeants britanniques et américains ne voulaient pas être accusés, par des opinions publiques plutôt antisémites, de « faire la guerre pour les Juifs ».
Deux ouvrages essentiels, qui figurent parmi les plus grandes œuvres littéraires du XXe siècle, doivent être lus au sujet d'Auschwitz : Si c'est un homme, de Primo Levi et Etre sans destin, d'Imre Kertész, prix Nobel de littérature en 2002.

Document : L’une des quatre photographies prises par un membre du Sonderkommando d’Auschwitz en août 1944. L’auteur de la prise de vue s’est placé à l’intérieur du vestiaire attenant à la chambre à gaz pour éviter d’être vu. La photographie montre les membres du Sonderkommando et les cadavres de Juifs hongrois qu’ils s’apprêtent à brûler dans une fosse car les fours crématoires étaient alors saturés. Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Auschwitz_Resistance_280.jpg

Document : Les rails pénétrant dans le camp de Birkenau à partir de mai 1944. Photographie prise en janvier 1945. Source : AP
On estime que, sur 1,3 millions de personnes arrivées à Auschwitz entre 1940 et 1944, 1,1 millions périrent, dont un million de Juifs assassinés entre février 1942 et novembre 1944. Sur ce total, il convient de compter 21 000 Tsiganes morts de mauvais traitement ou gazés en juillet-août 1944. En novembre 1944, Himmler, estimant le travail achevé et redoutant l’avancée de l’armée soviétique, fit dynamiter les chambres à gaz et les fours crématoires pour tenter d’effacer le crime qui s’y était produit. L’armée soviétique "découvrit" le camp le 27 janvier 1945 (les historien·nes ne parlent plus de la "libération" d'Auswchitz mais de sa "découverte"). C’est la raison pour laquelle, désormais dans l’Union européenne, le 27 janvier est la journée de souvenir de la Shoah. Cependant, il ne restait plus dans le camp que quelques milliers de détenus qui ne pouvaient plus se déplacer par eux-mêmes, à savoir les plus malades, dont Primo Levi. Au cours des jours précédents, les nazis avaient contraint l’immense majorité des détenus à quitter le camp pour ce qui a été nommé les marches de la mort. A pied, dans le froid et la neige, sans nourriture, sous les coups, ils durent rejoindre les camps de concentration situés en Allemagne. Bien peu parmi eux parvinrent à destination. Simone Veil, sa sœur et sa mère, qui mourut au camp de Bergen-Belsen, subirent ces marches de la mort.
Document : Auschwitz. Détenus couchés sur des châlits à l'intérieur d'une baraque après la libération du camp. Source : https://www.yadvashem.org/fr/shoah/a-propos/les-derniers-episodes-de-la-guerre-et-ses-consequences-immediates/les-survivants.html
2.4. Le bilan du génocide des juifs
Il fut reproché aux rares survivants du génocide de s’être laissés entraîner à l’abattoir sans avoir réagi. Il faut savoir tout d’abord que plusieurs révoltes eurent lieu. Il y eut les révoltes des Sonderkommando à l’approche de la liquidation du camp par les nazis à Treblinka, à Sobibor et à Auschwitz (le 7 octobre 1944). Les révoltés purent tuer quelques gardes SS mais furent presque tous exécutés. Les survivants des Sonderkommando, très peu nombreux, témoignèrent dans le film de Claude Lanzmann, Shoah. La principale révolte fut la révolte du ghetto de Varsovie, du 19 avril au 8 mai 1943, à l’occasion de laquelle plusieurs centaines de jeunes juifs de l'Organisation Juive de Combat tinrent en échec des milliers de soldats allemands et de SS. Ces derniers écrasèrent la révolte en détruisant systématiquement tous les immeubles du ghetto. Les survivants furent exécutés sur place ou déportés dans les centres de mise à mort. La photographie qui suit, prise par un Allemand, est devenue le symbole de la répression de cette révolte. Elle montre des juifs délogés d'un abri par les soldats allemands et voués à la mort. Le désespoir du petit garçon au premier plan manifeste l'immense détresse des derniers occupants du ghetto. On remarquera la petite fille au second plan qui, dans un ultime geste de défi, tire la langue au photographe.
Document : Des juifs capturés par les Allemands lors de l'écrasement de la révolte du ghetto de Varsovie, mai 1943. Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Stroop_Report_-_Warsaw_Ghetto_Uprising_06b.jpg
La principale raison du faible nombre de révoltes tient au manque de soutien de la population locale (par exemple la résistance polonaise a refusé de livrer des armes aux organisateurs de la révolte du ghetto de Varsovie) et surtout au caractère inouï et à la rapidité du processus d’extermination. Qui pouvait imaginer que les discriminations mises en place en 1940-1941 allaient déboucher sur une tragédie en 1942 ? En outre, la plus grande partie des victimes fut assassinée en 1942 et 1943. La rapidité du processus ne laissa pas le temps de mettre en place des organisations capables de protéger les victimes. Enfin, n’oublions pas que, dans les ghettos des villes polonaises, la situation psychique et physique des personnes était déplorable : elles mourraient littéralement de faim. Il suffisait de leur promettre un peu de pain pour qu’elles montent dans les trains, alors quelles savaient pertinemment que ces trains les menaient à la mort.
La réalité et la spécificité du génocide des juifs fut mal comprise à la Libération. En Occident, les images des camps de concentration situés en Allemagne et libérés par les armées britannique et américaine, tels que Dachau, Buchenwald, ou Bergen-Belsen, stupéfièrent le monde. En revanche, le camp d’Auschwitz fut découvert par l’armée soviétique, et les autres centres de mise à mort avaient été totalement détruits par les nazis. Du côté soviétique, la souffrance des juifs fut gommée par l’orientation progressivement antisémite du régime stalinien, et disparut surtout sous l’ampleur des pertes subies par les Soviétiques dans cette guerre (plus de 25 millions de morts). En outre, les survivants juifs étaient très peu nombreux, comparativement aux résistants survivants des camps de concentration. A l’échelle de l’Europe, les juifs représentèrent 54 % des déportés et seulement 6 % des rescapés. En France, jusque dans les années 1970, tous les déportés étaient confondus. Ils avaient certes tous subi des expériences douloureuses, mais incomparables les unes par rapport aux autres. On évoquait les déportés « raciaux » (les juifs), les déportés politiques (les résistants) et les déportés du travail (STO). C’est seulement à partir des années 1970, après le procès Eichmann à Jérusalem en 1961, que la spécificité du génocide fut réellement prise en compte. Enfin, le film de Claude Lanzmann, Shoah, en 1985, joua un rôle essentiel dans la prise en compte de la spécificité du génocide des juifs. Ce film dure neuf heures mais il est absolument remarquable et bouleversant. Les survivants des Sonderkommando qui y témoignent sont des hommes dont la douleur et l'humanité les rendent très attachants.
Lors du procès de Nuremberg, tenu du 20 novembre 1945 au 1er octobre 1946, le crime de génocide ne fut pas retenu comme motif pour juger les 24 principaux dirigeants nazis. On lui préféra quatre chefs d’accusation : « crime de complot » et « crime contre la paix » (les agressions conduisant au déclenchement de la guerre), « crimes de guerre » (les massacres de populations civiles et de prisonniers de guerre soviétiques notamment) et de crimes contre l’humanité (l'extermination des juifs). Comme nous l'avons vu en introduction, ce dernier type de crime fut conceptualisé par Hersch Lauterpach, un juif originaire de Lemberg (actuelle Lviv), professeur de droit à l’université de Cambridge. Contre le concept de génocide défendu par Raphael Lemkin, il défendait celui de crime contre l’humanité, plus large, en envisageant les victimes non pas comme les membres d’un groupe mais comme des individus dont on avait nié l’humanité par un ensemble de mauvais traitements. Le crime de génocide servit à juger les criminels de guerre lors des procès ultérieurs.
Sur la distinction entre crime de génocide et crime contre l’humanité, il faut lire l’ouvrage passionnant de Philip Sands, Retour à Lemberg (2017), qui développe les différences entre ces deux catégories juridiques en racontant la vie de Lauterpach et de Lemkin, tous deux originaire de Lemberg (Lviv aujourd'hui).
3. Le génocide des Tsiganes dans l’Europe nazie
3.1. La définition nazie des Tsiganes et les premières persécutions
(Il convient de consulter le post sur la France durant la Deuxième Guerre mondiale pour connaître le traitement infligé aux Tsiganes en France).
Un troisième génocide, celui des Tsiganes, est moins connu, et n’a pas été évoqué à Nuremberg. Le traitement dont les Tsiganes furent victimes durant la Seconde Guerre mondiale relève, pour certain·es historien·nes, d’un processus génocidaire mais cette désignation fait encore débat. On nomme parfois ce génocide le Samudaripen ("Tuez-les tous" en romani). Le terme générique « Tsiganes », peu satisfaisant et contesté, est utilisé ici par commodité pour désigner plusieurs groupes de populations ayant en commun de parler le romani. On distingue en effet les "Roms" (Europe de l'Est or du monde germanique), des "Sinti" (Allemagne et France) et des "Gitans" (Espagne et sud de la France). Dans tous les pays d’Europe, les Tsiganes subissaient déjà des discriminations car la construction des États nations au cours du XIXe siècle s’accommodait mal de ces populations considérées (à tort ou à raison) comme nomades et donc difficiles à contrôler.
On estime que, sur un million de Tsiganes vivant en Europe avant la guerre, entre 90 000 et 250 000 (ou 500 000 ?) furent assassinés. Cette évaluation reste provisoire et augmente au fur et à mesure de la découverte d’archives et de fosses communes. En outre, les Tsiganes de Roumanie, de Bulgarie et de Yougoslavie n’étaient pas inscrits à l’état civil, si bien que les statistiques de leurs disparitions resteront toujours sujettes à caution.
Dès l’arrivée d’Hitler au pouvoir, en janvier 1933, les Tsiganes furent victimes des discriminations qui conduisirent finalement au génocide, selon une logique semblable à celle des discriminations visant les juifs, mais avec certaines spécificités. En effet, sans injonctions du pouvoir central, plusieurs grands villes allemandes décidèrent d’elles-mêmes l’ouverture de camps d’internement pour les Tsiganes, dits Zigeunerlager, entre 1933 et 1935. Jusque là, les Tziganes ne préoccupaient pas Hitler. Ces initiatives locales signalaient une hostilité profonde de toute la société à l’égard des Tsiganes. Le décret du 14 décembre 1937 rendait en outre possible « à titre préventif » l’internement des Tsiganes dans les camps de concentration, tels que Dachau et Buchenwald. Ils portaient soit le triangle brun des Tsiganes soit le triangle noir des « asociaux ».
Cette hésitation dans la stigmatisation montre que les Tsiganes occupaient une place différente de celle des juifs dans l’idéologie raciste des nazis : à la fois une « race aryenne » et une population "asociale", marginale, socialement dominée en raison de leur genre de vie supposé. Comment résoudre cette contradiction ? Après les lois de Nuremberg, les nazis cherchèrent à définir toutes les catégories exclues de la communauté allemande. Le ministère de l'intérieur créa en 1936 "l'Institut pour l'hygiène raciale et la biologie de la population" dirigé par l’« anthropologue » nazi Robert Ritter. Ce dernier distingua les « Tsiganes racialement purs » (les Sinti et les Lalleri), considérés comme des indo-européens (aryens) puisqu’ils étaient venus de l’Inde à la fin du Moyen-Age, des « Tsiganes métissés » ou « demi-Tsiganes » (Zigeuner-Mischlinge) qui, eux, menaçaient la pureté de la race allemande. Cet exemplaire de la "race aryenne" aurait alors été "abâtardi" par le métissage qui expliquait leur dégénérescence et leur genre de vie asocial. Bien entendu ces distinctions racistes délirantes ne présentent aucune valeur scientifique (ou, du moins, relevaient d'une "science" biologique nazie). Ritter s'attacha donc à l'identification des Tziganes du Reich ainsi qu'à leur généalogie pour distinguer les "Tziganes purs" des "Tziganes métissés". En réalité, Ritter doutait de l'aryanité des Tziganes alors que Himmler était persuadé de leur aryanité. La conception raciale des nazis concernant les Tsiganes, était hésitante et se situait à l’inverse de celle qui concernait les juifs : alors que les juifs « métissés » furent parfois exemptés de la déportation et de l'extermination, car considérés comme moins dangereux et mieux intégrés à la société allemande, les Tsiganes « métissés » étaient considérés comme les plus dangereux pour la pureté de la race allemande et devaient être déportés en priorité. Dans un cas le métissage était considéré comme un avantage, dans l’autre cas comme un inconvénient.
Les arrestations des Tsiganes étaient opérées par la Kripo (la police criminelle) sous l’autorité d’Arthur Nebe, l’un des bras droits de Himmler.
3.2. Vers l’extermination des Tsiganes européens
En décembre 1938 la loi « contre le danger Tsigane » énoncée par Himmler découlait de l’assimilation des Tziganes à des criminels et à des asociaux, en raison de leur supposé mode de vie, qu’il fût nomade ou sédentaire. Elle visait également à isoler les Tsiganes du peuple allemand afin de préserver la pureté de sang de ce dernier. En effet, selon l’idéologie nazie, le mariage mixte d’un.e Tsigane avec un.e Allemand.e était vu comme une atteinte à la pureté de la race allemande mais également comme une déchéance sociale pour l'Allemand.e concerné.e puisque les Tsiganes étaient considérés comme relevant des bas-fonds de la société. C'est peut-être la raison pour laquelle les nazis considéraient le métissage avec les Tziganes avec plus de répugnance que le métissage avec les juifs. Fut alors considérée comme Tsigane toute personne ayant au moins un grand-parent tsigane (alors qu’il fallait avoir au moins trois grands-parents juifs pour être identifié comme juif). Les « Tsiganes métissés » avaient un passeport bleu ciel alors que les « Tsiganes purs » (les Sinti et les Lalleri) détenaient un passeport brun qui était censé les protéger des persécutions. Les femmes relevant de cette catégorie furent soumises à la stérilisation forcée afin que la « race » tsigane s’éteigne rapidement. Ce type de traitement relève lui aussi, juridiquement, des pratiques génocidaires. En mars 1941, dans le camp de Ravensbrück, la stérilisation forcée et de masse fut imposée, dans des conditions qui s'apparentaient à de la torture, à des « femmes tsiganes indignes de se reproduire ». Comme la stérilisation présentait de nombreuses difficultés d’ordre matériel et techniques, il parut bientôt plus simple aux yeux des nazis d’exterminer directement tous les Tsiganes.
Le 21 septembre 1939, tout de suite après l’annexion de la Pologne, Reinhard Heydrich, le principal coordinateur de la Shoah sous l'autorité de Himmler, décida la déportation de tous les Tsiganes allemands et autrichiens du Grand Reich vers le Gouvernement général de la Pologne. Mais cette décision ne fut pas appliquée, en raison de l’opposition du gouverneur général Hans Frank, sauf pour 5 000 Sinti et Lalleri autrichiens déportés dans le ghetto de Lodz, où ils occupèrent un quartier séparé et furent soumis à des conditions d'existence encore plus effroyables que celles des juifs, sans ravitaillement, sans eau ni sanitaires. Un épidémie de typhus les décima très vite et les survivants furent gazés à Chelmno au début de 1942 pour des raisons prophylactiques : le typhus menaçait de s'étendre aux populations allemands environnantes. Les Tsiganes vivant sur le territoire de l’ancienne Pologne furent également regroupés dans les ghettos des grandes villes polonaises et furent gazés dans les centres de mise à mort de Treblinka et de Chelmno. Enfin, lors de l’offensive contre l’URSS, à partir de juin 1941, les Einsatzgruppen exécutèrent systématiquement les familles tsiganes des pays baltes, d’Ukraine ou de Biélorussie en même temps qu’ils exécutaient les juifs.
Tous les Tsiganes du Grand Reich furent dans un premier temps internés dans les camps spécifiques (Zigeunerlager) qui avaient été ouverts en Allemagne et en Autriche durant les années précédentes, comme nous l’avons vu, avant leur expulsion programmée hors du territoire du Grand Reich, dans les ghettos de Pologne. Les conditions très dures d’internement, la faim et les maladies emportèrent un grand nombre des détenus de ces ghettos. Par le décret du 16 décembre 1942, connue sous le nom de "décret Auschwitz", Himmler décida la déportation à Auschwitz-Birkenau de tous les Tsiganes du Grand Reich, sans prise en compte de leur « degré de métissage ». Les Tziganes n'étaient donc plus concentrés dans les ghettos mais dans un camp qui joua le même rôle. A la différence des juifs, ils ne furent pas "sélectionnés" à leur arrivée. Les registres du camp d’Auschwitz indiquent le nom de 23 000 personnes dont 11 000 enfants, Tsiganes, Sinti et Lalleri. Ces personnes furent regroupées dans les 32 baraques du « camp Tsigane » (Familien-zigeunerlager) ouvert en février 1943 à Auschwitz-Birkenau. Ce camp présentait la particularité de détenir des familles entières rarement astreintes au travail forcé, sans que l'on sache pourquoi, alors que les enfants juifs et leurs mères étaient exterminés dès leur arrivée à Auschwitz. Certains enfants tziganes, notamment des jumeaux, firent l’objet d’expériences médicales atroces menées par le « médecin » du camp Joseph Mengele. Les conditions de vie dans ce camp étaient tellement terrifiantes que 14 000 personnes moururent de malnutrition, du typhus et de la malaria en l'espace d'une année.
Le 16 mai 1944, les hommes, armés de pelles, de barres de fer et d’outils utilisés pour les travaux, s’opposèrent physiquement à la liquidation du camp tzigane décidée par les SS. Ces derniers n’insistèrent pas alors qu'ils auraient facilement pu réprimer la révolte. Ils transférèrent ensuite les hommes en état de travailler dans le camp d’Auschwitz I où ils disparurent au cours des mois suivants. Les 2 897 personnes restantes, essentiellement des malades, des femmes et des enfants, furent gazées dans la nuit du 2 au 3 août 1944, lors de ce que les nazis nommèrent « la nuit des Gitans », sans doute pour faire de la place à d'autres convois de déportés. En 2015, le Parlement européen décida de faire du 2 août la « Journée européenne de commémoration du génocide des Roms ». Comme l’indique l’historienne Henriette Asséo, si le massacre de 2 900 personnes pèse moins quantitativement que celui des 430 000 Juifs hongrois assassinés à Auschwitz au printemps et à l’été 1944, le symbole n’en est pas moins très fort : en massacrant des familles entières en l’espace d’une seule nuit, les nazis signifiaient leur volonté de précipiter rapidement dans le néant le souvenir d’un peuple tout entier. Au total, au moins 85 % des Tziganes déportés à Auschwitz y moururent.
La déportation à Auschwitz concerna les Tsiganes du Grand Reich qui furent quasiment tous exterminés, mais aussi ceux des Pays-Bas, du Luxembourg, de la Belgique, et des départements du Nord de la France (157 personnes) rattachés à la Belgique. Les Tsiganes alsaciens furent internés dans le camp de Natzweiler-Struthof. Ils furent également exterminés en Croatie et en Serbie, et déportés en Roumanie.
3.3. Un génocide toujours méconnu
Le génocide des Tsiganes ne fut pas évoqué lors du procès de Nuremberg et la persécution des Tsiganes ne s’arrêta pas en 1945. Plusieurs pays, dont la France, les maintinrent en détention plusieurs mois après la Libération. Après-guerre, le gouvernement de la République Fédérale Allemande considéra que les mesures prises contre les Tsiganes avant 1943 l’avaient été contre des personnes ayant commis des infractions pénales, et non pour des raisons raciales ! Les survivants ne purent donc obtenir aucun dédommagement. En 1979, la RFA reconnut enfin le caractère raciste de la persécution des Tsiganes par les nazis. Mais, à cette date, de nombreux survivants étaient décédés et ne purent recevoir le moindre dédommagement. En 1982, le chancelier allemand Helmut Schmidt reconnut officiellement le génocide des Tsiganes.
La France n’a pas vraiment reconnu le génocide des Tsiganes qui fait toujours l’objet de débats entre les historien.nes. En effet, les Tziganes résidant alors en France ne furent pas massacrés. Une proposition de loi allant en ce sens fut déposée au Sénat en 2008. Elle ne semble pas avoir abouti. Le 29 octobre 2016, sur le site du camp de Montreuil-Bellay (Maine-et-Loire), où 2 000 personnes furent internées pendant la guerre, le président Hollande a reconnu la souffrance des Tsiganes internés et la responsabilité de l’État français. Mais il semble que rien n’a changé depuis cette date.
Conclusion
Le contenu de ce post est évidemment terrifiant. De nombreux collègues enseignant dans le premier degré refusent d'enseigner ce sujet au motif qu'il risque de traumatiser les élèves. Cependant, ce chapitre figure au programme d'histoire du cycle 3 et, à ce titre, il doit être enseigné. D'autre part, des élèves âgés de 10 ans doivent être informés de ces tragédies pour comprendre que nous ne vivons pas dans un monde idéal.
On pourrait également indiquer qu'il est nécessaire d'assurer cet enseignement pour que la connaissance des génocides passés puisse éviter la commission de génocides futurs, selon une logique de "devoir de mémoire" et de "plus jamais ça". Or, nous savons hélas que la connaissance des génocides n'a pas permis d'éviter le génocide des Tutsis au Rwanda en 1994, ou celui des Rohingyas en Birmanie plus récemment. Certaines personnes considèrent également qu'il faut aborder ce sujet de manière rationnelle et dépassionnée, notamment en montrant la longue chronologie de la persécution des Arméniens, des juifs (depuis le Moyen Age) et des Tziganes afin de conduire les élèves à réfléchir au rôle des institutions dans ces persécutions. Le risque est que les élèves, même bien intentionnés, prononcent cette phrase terrible : "Il doit bien y avoir une raison pour que tout le monde leur en veuille, depuis si longtemps". En outre, je pense, et la tonalité de ce post l'a peut-être montré, que c'est l'émotion, appuyée sur des faits objectifs et étayés, qui permet d'entrer dans un début de compréhension (très partielle) de ce que peuvent signifier, concrètement et en dernier recours, les discriminations, la haine d'autrui, le racisme et le nationalisme. C'est l'émotion qui nous fait nous placer du côté des victimes pour combattre les partisans des bourreaux, toujours plus nombreux.
Pour se remonter le moral, une bonne solution est de regarder Inglorious batards, le réjouissant film de Quentin Tarantino où Brad Pitt et Mélanie Laurent massacrent les nazis.