La construction européenne
- didiercariou
- 30 janv. 2023
- 39 min de lecture
Dernière mise à jour : il y a 16 heures
Par Didier Cariou, maître de conférences HDR en didactique de l’histoire à l’Université de Bretagne Occidentale
Références :
Mots-clés
Plan Marshall, OECE, Logique fédérale, Logique intergouvernementale, Alliance Atlantique, OTAN, Etats-Unis d’Europe, Conseil de l’Europe, CECRL, Convention européenne des droits de l’homme, Drapeau européen, Hymne européen
Plan Schumann, Jean Monnet, CECA, CED, Traité de Rome, CEE, Libre-échange, De Gaulle, Politique de la chaise vide, Couple franco-allemand, Giscard d’Estaing, SME, ECU, Europe des 6, des 9, des 10, des 12, Convention de Schengen, Acte unique européen, ERASMUS, Communauté Européenne
Chute du mur de Berlin, Réunification de l’Allemagne, Europe des 15, des 25, des 27, des 28, des 27, Brexit, Traité de Maastricht, BCE, Citoyenneté européenne, Euros, Union européenne, Traité de Lisbonne, Conseil européen, Conseil de l’UE, Commission européenne, Parlement européen, Cours de justice européenne.
Que dit le programme ?
Extrait du programme du cycle 3, classe de CM2 (2020)
Thème 3 - La France, des guerres mondiales à l’Union européenne
- La construction européenne.
L’élève découvre que des pays européens, autrefois en guerre les uns contre les autres, sont aujourd’hui rassemblés au sein de l’Union européenne.
Extraits de la fiche EDUSCOL :
Thème 3 - La France, des guerres mondiales à l’Union européenne
Quels sont les points forts du thème pour l’enseignant ?
La construction européenne
Après le profond traumatisme provoqué dans le monde entier par l’ampleur des désastres et des crimes commis, la conception d’une éthique universelle se développe ; l’Organisation des Nations Unies, fondée en 1945, adopte le 9 décembre 1948 la Convention pour la prévention et répression du crime de Génocide et le 10 décembre 1948 la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme. Les droits de l’Homme sont d’ailleurs au fondement de la construction européenne.
Le contexte de la guerre froide rend encore plus urgente la réconciliation franco-allemande : la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier (CECA) qui regroupe en 1951 la France, la République Fédérale Allemande, l’Italie et le Benelux permet de régler le différend franco-allemand sur la Sarre. Une dynamique est lancée qui, malgré l’échec de la Communauté Européenne de Défense, enterrée en 1954, aboutit à la création du Traité de Rome fondant le Marché commun (1957). Un espace de paix et de coopération économique existe désormais, qui s’élargit à partir des années 1970. Devenu en 1992 l’Union européenne (UE) par le traité de Maastricht, il connaît des mouvements centripètes et centrifuges : l’Euro est mis en place comme monnaie fiduciaire en 2002, dans la majorité des pays, mais l’UE ne parvient pas à se doter d’une constitution commune en 2005 et le Royaume-Uni, entré en 1973, choisit de s’en retirer en 2016.
Comment mettre en œuvre le thème dans la classe ?
La construction européenne
Cette partie du thème a un lien fort avec l’enseignement moral et civique (EMC). La rubrique « sensibilité » comprend une initiation aux « valeurs et symboles » de l’Union européenne, la rubrique « le droit et la règle » implique de faire découvrir aux élèves « les grandes déclarations des droits » - ce qui comprend la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948 mais aussi la Charte des droits fondamentaux de l’Union Européenne (2000) qui renvoie à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme de 1950. Toujours dans cette rubrique, il faut également présenter aux élèves la citoyenneté européenne. Des débats à visée philosophique pourront être engagés à partir des principes présents dans ces textes, afin de comprendre ce que l’on y affirme et ce que l’on veut éviter (ce qui renvoie à l’expérience des deux conflits mondiaux).
Partir de la citoyenneté européenne, à laquelle on n’accède que par le biais de la citoyenneté nationale d’un des États membres de l’Union Européenne, permet de présenter celle-ci comme le fruit d’une coopération entre des États qui ont choisi d’exercer en commun certains domaines relevant de leur souveraineté. Les principales étapes de la construction européenne pourront être évoquées à partir par exemple de l’observation de cartes évolutives, d’une brève chronologie (1957 : traité de Rome ; 1992 : traité de Maastricht), en identifiant à chaque fois les États concernés et ce qu’ils mettent en commun, et en montrant ainsi que la construction de la paix s’est opérée par des coopérations concrètes.
Introduction
Le programme du cycle 3 présente la construction européenne comme une réponse aux deux guerres mondiales et comme le moyen d’éviter de nouvelles guerres sur le continent européen. C’est une vision un peu réductrice et un peu angélique. La fiche EDUSCOL est plus réaliste. Elle rappelle que la construction européenne fut d’abord un produit de la Guerre Froide : il s’agissait de renforcer l’Europe occidentale face au bloc soviétique, puis de construire un marché contribuant au développement économique des pays européens, selon la logique du libéralisme économique.
L’histoire de la construction européenne est très complexe. Il est imprudent de l’envisager comme une histoire linéaire d’un regroupement de six à vingt-sept États et d’une construction d’un ensemble économique conduisant progressivement à une union politique. La construction européenne fut le fruit de nombreux tâtonnements, elle a subi de nombreuses crises. Surtout, elle résulte de l’application de divers projets contradictoires, ce qui explique ses errements encore aujourd’hui.
Pour envisager cette histoire, nous articulerons deux concepts (élargissement géographique et approfondissement des compétences) et deux conceptions de l’Europe (Europe fédérale et économique versus Europe des États, ou intergouvernementale et politique).
L’enseignement de ce chapitre est difficile. Avec les élèves, il faudrait suivre les orientations de la fiche EDUSCOL et articuler ce chapitre au programme d’EMC (Acquérir et partager les valeurs de la république). Il faudrait évoquer la citoyenneté européenne et les élections européennes, la monnaie unique, l’élargissement progressif de la construction européenne à l’aide de cartes et envisager les symboles de l’Europe (le drapeau, l’hymne européen, la devise européenne). Il est difficile d'en faire plus au cycle 3.
Le chapitre qui suit permet d’expliciter les enjeux qui sous-tendent les réalisations concrètes de l’Europe. J’espère qu’il pourra éclairer un peu la lectrice ou le lecteur sur des enjeux qui nous concernent toutes et tous mais qu’il est parfois difficile d’appréhender.
1. Vers la construction européenne
1.1 Construire une Europe atlantique ?
Les États-Unis peuvent être considérés comme les initiateurs de la construction européenne. C'est pourquoi il aurait été possible que la construction européenne se fasse directement sous l'égide des Etats-Unis, d'où le titre de cette sous-partie.
Le 5 juin 1947, le Secrétaire d’État Marshall lança le plan Marshall (European Recovery Program) afin de financer la reconstruction de l’Europe dévastée par la guerre mais surtout pour éviter que l’Europe de l’Ouest ne sombre dans la révolution communiste. Le plan Marshall constituait une application directe de la doctrine Truman de l’endiguement énoncée le 15 mars 1947 lors d’un discours qui est considéré comme le point de départ de la Guerre froide. Il fallait que l'Europe occidentale se renforce face au bloc soviétique. Le 16 avril 1948 fut créée l’Organisation Européenne de Coopération Économique (OECE, qui devint l’OCDE en 1960). L’OECE regroupait au départ les seize pays d’Europe de l’Ouest qui souhaitaient recevoir l’aide du plan Marshall, qui avait été refusée par les pays d’Europe de l’Est sous domination soviétique. L’aide du plan Marshall constituée de prêts et de dons de matériels d’un valeur totale de 12 milliards de dollars était attribuée en bloc à ces pays qui devaient la répartir entre eux.

Document : la répartition de l’aide du Plan Marshall
Source : https://www.alternatives-economiques.fr/y-a-70-ans-plan-marshall/00080237
Les États-Unis souhaitaient impulser de cette manière une coopération européenne susceptible de déboucher, qui sait, sur une fédération européenne selon le modèle américain (des institutions fédérales au-dessus des Etats membres de la fédération). Si les Français acceptèrent provisoirement cette logique fédérale, les Britanniques la refusèrent tout de suite. En conséquence, on n’alla pas plus loin que la répartition de l’aide du Plan Marshall et on ne mit en place ni une union douanière ni un programme fédéral de reconstruction européenne. Déjà s’affrontaient deux conceptions de la construction européenne : fédéraliste ou intergouvernementale.
En 1949 fut conclue l’Alliance Atlantique dirigée contre le bloc soviétique et conduisant à la mise en place de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN) plaçant toutes les armées de l’alliance sous commandement intégré américain.
1.2 Quelle Europe construire ?
Le 19 septembre 1946, l’ancien premier ministre britannique Winston Churchill prononça un discours à Zurich sur les « États-Unis d’Europe » qui devint vite célèbre. Comme cette expression ne l’indique pas, Churchill ne défendait pas un modèle fédéral de construction européenne, sur le modèle américain, mais défendait une « Europe des États », intergouvernementale, fondée sur la coopération entre des États souverains. Surtout, il désengageait le Royaume-Uni de ce programme en affirmant que cette Europe des États devait être portée par la France et par l’Allemagne, mais pas par le Royaume-Uni qui devait rester tourné vers le Commonwealth.
Document : extraits du discours de Zurich de Winston Churchill (19 septembre 1946)
La grande république au-delà de l’Atlantique a compris avec le temps que la ruine ou l’esclavage de l’Europe mettrait en jeu son propre destin et elle a alors avancé une main secourable faute de quoi une sombre période se serait annoncée avec toutes ses horreurs. Ces horreurs peuvent d’ailleurs encore se répéter. Mais il y a un moyen d’y parer et si la grande majorité de la population de nombreux États le voulait, toute la scène serait transformée comme par enchantement et en peu d’années l’Europe, ou pour le moins la majeure partie du continent, vivrait aussi libre et heureuse que les Suisses le sont aujourd’hui.
En quoi consiste ce remède ? Il consiste à recréer la famille européenne, cela dans la mesure du possible, puis de l’élever de telle sorte qu’elle puisse se développer dans la paix, la sécurité et la liberté. Il nous faut édifier une sorte d’Etats-Unis d’Europe. Ce n’est qu’ainsi que des centaines de millions d’êtres humains auront la possibilité de s’accorder ces petites joies et ces espoirs qui font que la vie vaut la peine d’être vécue. On peut y arriver d’une manière fort simple. Il suffit de la résolution des centaines de millions d’hommes et de femmes de faire le bien au lieu du mal, pour récolter alors la bénédiction au lieu de la malédiction (…).
J’en viens maintenant à une déclaration qui va vous étonner. Le premier pas vers la création de la famille européenne doit consister à faire de la France et de l’Allemagne des partenaires. Seul, ce moyen peut permettre à la France de reprendre la conduite de l’Europe. On ne peut pas s’imaginer une renaissance de l’Europe sans une France intellectuellement grande et une Allemagne intellectuellement grande (...).
Ce discours déboucha sur la tenue de la Conférence de La Haye, du 7 au 10 mai 1948. Celle-ci rassembla 775 délégué enthousiastes venus de 19 pays. Elle fut perturbée par les heurts entre les défenseurs d’une Europe fédérale et les défenseurs d’une Europe intergouvernementale.
Cette conférence contribua malgré tout à la création du Conseil de l’Europe par le traité de Londres, le 5 mai 1949. Le Conseil de l’Europe rassemblait au départ dix États. Il était constitué d’une Assemblée parlementaire délibérative, installée à Strasbourg et composée de députés issus des parlements nationaux des États membres. Cette assemblée sert toujours de laboratoire d’idées sur la défense de la démocratie car elle est dépourvue de toute compétence politique (rôle dévolu aux États membres), militaire (rôle dévolu à l’OTAN) ou économique (rôle dévolu alors à l’OECE, aujourd'hui à l'UE). Parallèlement, le Conseil de l’Europe comprenait un Comité des ministres des affaires étrangères des pays membres. Le vote devait s’y effectuer à l’unanimité pour ne léser les intérêts d’aucun État membre. Il s’agit donc ici d’une instance intergouvernementale. Cette logique contradictoire entre l'Assemblée (fédérale) et le Comité des ministres (intergouvernemental) paralysa dès le départ le Conseil de l’Europe qui resta essentiellement un laboratoire d’idées au service de la défense de la démocratie, des droits humains et de la culture. Il continue à produire des normes, des réglementation et des chartes, telles que le Cadre Européen Commun de Référence pour l'enseignement des Langues (CECRL) en 2001. L’un de ses organismes majeurs est la Cour européenne des droits de l’homme qui siège depuis 1998. Elle sert à garantir le respect des droits humains pour tous les Européens, notamment le droit à bénéficier d’un procès équitable. De fait, cette cour sert comme ultime instance d’appel pour les justiciables européens, au-dessus des instances judiciaires nationales.
Nous devons quelques réalisations au Conseil de l’Europe. En 1950, il publia la Convention Européenne des Droits de l’Homme. En 1955 il proposa le drapeau européen que nous connaissons toujours et qui fut officiellement adopté par le Parlement européen en 1985. Ce drapeau ne symbolise nullement l’Europe des Douze. Ses douze étoiles disposées en cercle sur fond d’azur symbolisent la perfection (le nombre douze, comme les 12 heures de l’horloge ou les 12 mois de l’année) et l’unité (le cercle). En 1985, Le Conseil de l’Europe décida que l’hymne européen serait l’Ode à la joie, extrait de la 9eme symphonie de Beethoven. Un petit problème : on avait choisi l’adaptation instrumentale réalisée en 1972 par Herbert von Karajan (qui toucha des droits d’auteur à chaque représentation de cet hymne), charismatique chef d’orchestre de l’orchestre philharmonique de Berlin de 1955 jusqu’à mort en 1989. On avait juste oublié que, Autrichien, il avait adhéré au parti nazi en 1935 par sympathie pour l’idéologie nazie et pour accélérer sa carrière de chef d’orchestre en Allemagne.
Le Conseil de l’Europe était conçu au départ pour devenir la base d’une construction européenne. Cependant, paralysé par la contradiction du fédéralisme et de la logique intergouvernementale, et comme il n’avait aucune compétence économique, il resta à l’écart de la construction européenne. Il regroupe aujourd’hui 46 États européens car les anciens États du blocs soviétique y ont été intégrés après la chute du bloc soviétique, à l’exception de la Biélorussie qui était restée une dictature. La Russie en a été exclue après l’agression contre l’Ukraine du 24 février 2022.

Document : Les États membres du Conseil de l’Europe en 2022
Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Conseil_de_l%27Europe
1.3 Construire la « petite Europe »
De nombreux intérêts divergents s'affrontèrent au tournant des années 1940 et 1950. Les États-Unis souhaitaient la création en Europe d’une vaste zone de libre-échange (sans droits de douane aux frontières) intégrant la RFA, créée en 1949, en tant qu'avant-poste occidental face au bloc soviétique. Les Français ne voulaient pas entendre parler du moindre accord avec la RFA car les souvenirs de l’occupation allemande restaient encore très douloureux au sein de la population française. Les Français craignaient également la concurrence de l’industrie allemande qui s’était très rapidement remise des destructions de la Seconde Guerre mondiale et qui aurait fragilisé l’industrie française alors mal en point. Les Français souhaitaient transformer l’OECE en une vaste zone de libre échange avec les Britanniques, mais en excluant la RFA. Cependant, les Britanniques, isolationnistes et tournés vers le Commonwealth, ne souhaitaient pas s’impliquer dans les affaires continentales, et encore moins aux côtés des Français.
Pour essayer de contenter les Américains, les Français firent semblant de mettre en place des pseudo-zones de libre échange, dont la plus ridicule, nommée Fritalux (ça ne s'invente pas !), aurait rassemblé la France, l’Italie et le Luxembourg. Les États-Unis menacèrent alors de suspendre l'aide du plan Marshall si des avancées significatives n’étaient pas engagées. C’est dans ce contexte de pressions américaines que Robert Schuman (ministre des affaires étrangères français, MRP, centre droit) proposa le 9 mai 1950 le Plan Schuman rédigé par Jean Monnet, le commissaire au plan français. Cette date, considérée par l’histoire officielle de l’Europe comme le point de départ de la construction européenne, est célébrée chaque année comme la « journée de l’Europe ».
Document : Le discours de Robert Schuman, ministre des affaires étrangères, le 9 mai 1950 (extraits)
La paix mondiale ne saurait être sauvegardée sans des efforts créateurs à la mesure des dangers qui la menacent.
La contribution qu'une Europe organisée et vivante peut apporter à la civilisation est indispensable au maintien des relations pacifiques. En se faisant depuis plus de vingt ans le champion d'une Europe unie, la France a toujours eu pour objet essentiel de servir la paix. L'Europe n'a pas été faite, nous avons eu la guerre.
L'Europe ne se fera pas d'un coup, ni dans une construction d'ensemble : elle se fera par des réalisations concrètes créant d'abord une solidarité de fait. Le rassemblement des nations européennes exige que l'opposition séculaire de la France et de l'Allemagne soit éliminée. L'action entreprise doit toucher au premier chef la France et l'Allemagne.
Dans ce but, le gouvernement français propose immédiatement l'action sur un point limité mais décisif.
Le gouvernement français propose de placer l'ensemble de la production franco-allemande de charbon et d'acier sous une Haute Autorité commune, dans une organisation ouverte à la participation des autres pays d'Europe.
La mise en commun des productions de charbon et d'acier assurera immédiatement l'établissement de bases communes de développement économique, première étape de la Fédération européenne, et changera le destin de ces régions longtemps vouées à la fabrication des armes de guerre dont elles ont été les plus constantes victimes.
La solidarité de production qui sera ainsi nouée manifestera que toute guerre entre la France et l'Allemagne devient non seulement impensable, mais matériellement impossible. L'établissement de cette unité puissante de production ouverte à tous les pays qui voudront y participer, aboutissant à fournir à tous les pays qu'elle rassemblera les éléments fondamentaux de la production industrielle aux mêmes conditions, jettera les fondements réels de leur unification économique (...).
Le plan Schuman conduisit à la mise en place de la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier (CECA), le 18 avril 1951.
La CECA regroupait six pays : la France (représentée par les démocrates-chrétiens Jean Monnet et Robert Schuman), l'Italie (représentée par le président du conseil démocrate-chrétien Alcide De Gasperi), la RFA (représentée par le chancelier chrétien-démocrate Conrad Adenauer), la Belgique, les Pays-Bas, le Luxembourg. On parlait de « l’Europe des Six ». La CECA visait le développement du libre échange du charbon et de l’acier entre les six pays membres. En supprimant les droits de douane entre les six pays sur ces deux produits, on espérait en réduire le coût et en développer la circulation pour la reconstruction puis le développement économique. Les dirigeants français pensaient également que la concurrence des aciers allemands allait contraindre les industriels français à moderniser leur appareil de production pour rester compétitifs. La CECA fut présentée aux Français comme un instrument du rapprochement franco-allemand exigé par les Américains et comme un moyen d'éviter une nouvelle guerre entre les deux pays. Mais elle se limitait au charbon et à l’acier, en évitant un libre échange généralisé à toutes les marchandises, qui aurait ruiné l’économie française. Cette institution fut la première institution internationale à accueillir la RFA.
La CECA obéissait à une logique fédérale. Elle était dirigée par une Haute autorité de 9 membres, indépendante des États, présidée par Jean Monnet et siégeant à Luxembourg. De même, la Cour de Justice de la CECA, destinée à dire le droit et à régler les litiges entre les États membres, était indépendante des États. L’Assemblée parlementaire était composée de 78 députés nommés par les parlements nationaux. Elle conseillait et contrôlait la Haute autorité. La seule instance intergouvernementale était le Conseil des ministres qui donnait les grandes orientations mais qui avaient peu à dire sur le fonctionnement de la CECA. De fait, la CECA fut une réussite et contribua au développement de l’industrie sidérurgique européenne.

Document : les institutions de la CECA
Source : https://www.touteleurope.eu/histoire/qu-est-ce-que-la-ceca/
Au même moment, les États-Unis, engagés dans la guerre de Corée, souhaitaient le réarmement de la RFA pour qu'elle soit capable de faire face militairement au bloc soviétique sur le continent européen. Il était inenvisageable que l’Allemagne reconstitue une armée indépendante sans le contrôle des autres pays européens. Jean Monnet proposa alors, en 1952, le projet de Communauté Européenne de Défense (CED), suivant le modèle de la CECA. On aurait créé un armée européenne fédérale dans laquelle auraient été fondus les soldats allemands, évitant ainsi de recréer une armée allemande de sinistre mémoire. La CED provoqua une crise politique majeure en France où les deux principales forces politiques d’opposition, les gaullistes et les communistes, ne voulaient pas entendre parler du moindre réarmement allemand, ni d'une armée fédérale dans laquelle se serait fondue l'armée française. Ce projet fut abandonné en 1954, après avoir causé en France la chute de plusieurs gouvernements de la Quatrième république. Cela n’empêcha pas que l’armée allemande fut reconstituée en 1955 à l’instigation des Américains, et intégrée à l’OTAN.


Documents : Affiches favorables à la CED


Documents : affiches du Parti communiste hostiles à la CED
La construction européenne fut relancée ensuite pour aboutir à la création de la Communauté Économique Européenne (CEE). La CEE consiste en un approfondissement de la CECA par la mise en place d’un libre échange généralisé à toutes les marchandises et plus seulement au charbon et à l’acier. Le libre-échange fut effectivement réalisé en juillet 1968, lorsque les droits de douanes entre les pays membres furent totalement supprimés. En fait, l’échec de la CED a provoqué un repli de la construction européenne sur l’économie.
Le projet des "Pères de l'Europe", dont Jean Monnet, était de construire une Europe fédérale fondée sur l'économie, selon une logique libérale, mais sans les institutions politiques fédérales correspondantes. Ils supposaient que la convergence économique qui résulterait du marché unique conduirait, selon une logique de petits pas, à une construction politique. Or, habituellement, les fédérations sont d'abord construites sur le plan politique afin que les institutions politiques se chargent ensuite d'organiser l'économie (voir les Etats-Unis). Les Pères de l'Europe considéraient en outre qu'il fallait avancer progressivement, en évitant de susciter de larges débats démocratiques sur le sujet. Le choix de l'économie avant la politique et le rejet de larges débats et consultations démocratiques expliquent le fait que l'Europe fut construite dans le dos des populations et des opinions publiques.

Document: un buvard d'écolier en 1957
Le 25 mars 1957 fut donc signé le traité de Rome instituant à la fois la CEE (voulue par les Allemands) et Euratom (voulu par les Français). Euratom consistait en un marché assurant la libre circulation des matières fissiles, sur le modèle de la CECA, au moment où la France se lançait dans la construction de la première bombe atomique française (expérimentée dans le désert algérien à partir de 1960) puis dans la filière électronucléaire française. Euratom ne suscita pas l’intérêt des autres pays européens et disparut rapidement.
Le traité de Rome obéissait à la logique du libéralisme économique (une union douanière débarrassée des droits de douane à l’intérieur et protégé par des barrières douanières à l’extérieur). Si la CEE fut présentée comme un approfondissement de la CECA, elle fonctionnait en réalité selon une logique strictement intergouvernementale. La Haute Autorité de la CECA fut remplacée par la Commission européenne composée de 9 commissaires nommés par les gouvernements des six Etats membres. Le Conseil des ministres (regroupant les ministres du domaine concerné en fonction de l’ordre du jour) jouait désormais un rôle central : il émettait les directives à suivre mais rédigeait également les règlements. Le vote à l’unanimité permettait à chaque État d’en contrôler les décisions, chaque Etat ayant de fait un droit de veto. La Cour de justice de la CECA devint celle de la CEE. De même, l’Assemblée de la CECA devint l’Assemblée de la CEE. Simple organe de contrôle au pouvoir très symbolique, elle se renomma Parlement européen en 1962 mais ne joua un rôle législatif que beaucoup plus tard.
Il était prévu que des politiques économiques communes assurent un développement économique équilibré de tous les pays afin de limiter les effets d’une concurrence déloyale. En fait, seule la Politique Agricole Commune (PAC) fut mise en place dans l’intérêt de la France en 1962. La PAC finança la modernisation de l'agriculture française et le développement d'une agriculture productiviste qui fit disparaitre une majorité de paysans français ainsi que la biodiversité. Après l'adhésion du Royaume Uni, de l'Irlande et du Danemark en 1973, fut créé le Fonds Européen de Développement Régional (FEDER), destiné à financer la modernisation des équipements de transport dans les régions européennes les plus pauvres, afin de favoriser la convergence économiques des différentes régions européennes.
Document : Extraits du traité de Rome (25 mars 1957)
Article premier : Par le présent traité, les Hautes Parties contractantes instituent entre elles une Communauté économique européenne.
Article 2 : La Communauté a pour mission, par l'établissement d'un marché commun et par le rapprochement progressif des politiques économiques des États membres, de promouvoir un développement harmonieux des activités économiques dans l'ensemble de la Communauté, une expansion continue et équilibrée, une stabilité accrue, un relèvement accéléré du niveau de vie et des relations plus étroites entre les États qu'elle réunit.
Article 3 : Aux fins énoncées à l'article précédent, l'action de la Communauté comporte, dans les conditions et selon les rythmes prévus par le présent traité :
a) l'élimination, entre les États membres, des droits de douane et des restrictions quantitatives à l'entrée et à la sortie des marchandises, ainsi que de toutes autres mesures d'effet équivalent,
b) l'établissement d'un tarif douanier commun et d'une politique commerciale commune envers les États tiers,
c) l'abolition, entre les États membres, des obstacles à la libre circulation des personnes, des services et des capitaux,
d) l'instauration d'une politique commune dans le domaine de l'agriculture,
e) l'instauration d'une politique commune dans le domaine des transports,
f) l'établissement d'un régime assurant que la concurrence n'est pas faussée dans le marché commun,
g) l'application de procédures permettant de coordonner les politiques économiques des États membres et de parer aux déséquilibres dans leurs balances des paiements,
h) le rapprochement des législations nationales dans la mesure nécessaire au fonctionnement du marché commun,
i) la création d'un Fonds social européen, en vue d'améliorer les possibilités d'emploi des travailleurs et de contribuer au relèvement de leur niveau de vie,
j) l'institution d'une Banque européenne d'investissement, destinée à faciliter l'expansion économique de la Communauté par la création de ressources nouvelles,
k) l'association des pays et territoires d'outre-mer, en vue d'accroître les échanges et de poursuivre en commun l'effort de développement économique et social.
Article 4 :
1. La réalisation des tâches confiées à la Communauté est assurée par
- une Assemblée;
- un Conseil ;
- une Commission;
- une Cour de justice (…).
Source : Nicolas Rousselier, L’Europe des traités. De Schuman à Delors, Paris, CNRS éditions, 2007, p. 199-203.
2. La construction d’une Europe économique : le Marché commun
2.1. Les difficultés des années 1960
Le premier acte européen marquant de De Gaulle, après son retour au pouvoir en 1958, fut la réconciliation franco-allemande qu'il acta avec le chancelier Conrad Adenauer. La signature du Traité de l’Élysée institutionnalisa l’amitié franco-allemande, le 22 janvier 1963. Ce traité inaugura ce que, depuis, l’on appelle régulièrement le « couple franco-allemand » (tantôt « en panne », tantôt « moteur de l’Europe »).

Document: La signature du traité de l'Elysée par Conrad Adenauer et Charles De Gaulle (à la gauche de De Gaule, le premier ministre Pompidou). Source
Parallèlement, De Gaulle, président de la république française de 1958 à 1969, s’opposa à l’élargissement de la CEE, c’est-à-dire à l’intégration du Royaume-Uni qu’il considérait comme « le cheval de Troie des Américains » en Europe. A deux reprises, en 1963 et en 1967, il refusa la demande d’adhésion des Britanniques.
De Gaulle s’opposait également à l’approfondissement de l’Europe et à une orientation plus fédérale. Face aux tenants d'une Europe fédérale, économique et libérale sur le plan économique, De Gaulle défendait une Europe inter-gouvernementale et politique où la souveraineté des Etats en matière de politique économique et sociale serait sauvegardée. En 1965, Walter Hallstein, le président de la Commission européenne, proposa que le vote au sein de la Commission s’effectue non plus à l’unanimité mais à la majorité qualifiée. Cela aurait rendu la Commission relativement indépendante de certains États. Elle aurait pu imposer ses décisions à des États en désaccord mais minoritaires lors des votes. En outre, Hallstein proposa que le budget européen soit voté par le Parlement européen, et non plus décidé par les États membres. Ces deux propositions s’engageaient clairement sur le chemin du fédéralisme auquel De Gaulle était totalement hostile. C’est pourquoi, entre le 30 juin 1965 et janvier 1966, la France pratiqua « la politique de la chaise vide » dans les instances européennes. De Gaulle eut finalement gain de cause contre Hallstein.
Lors de la campagne pour les élections présidentielles de 1965, De Gaulle s'exprima sur l'Europe lors d'un entretien télévisé. Dans l'extrait ci-dessous, très célèbre, notamment en raison de sa formule "on peut sauter sur sa chaise comme un cabri en disant « l'Europe ! l'Europe ! l'Europe ! », mais cela n'aboutit à rien et cela ne signifie rien", il formulait sa conception d'une Europe constituée d'une coopération d'Etats souverains.
Document : la conception gaullienne de l'Europe
Dès lors que nous ne nous battons plus entre Européens occidentaux, dès lors qu'il n'y a plus de rivalités immédiates et qu'il n'y a pas de guerre, ni même de guerre imaginable, entre la France et l'Allemagne, entre la France et l'Italie et, bien entendu, entre la France, l'Allemagne, l'Italie et l'Angleterre, eh bien ! il est absolument normal que s'établisse entre ces pays occidentaux une solidarité. C'est cela l'Europe, et je crois que cette solidarité doit être organisée. Il s'agit de savoir comment et sous quelle forme. Alors, il faut prendre les choses comme elles sont, car on ne fait pas de politique autrement que sur les réalités. Bien entendu, on peut sauter sur sa chaise comme un cabri en disant « l'Europe ! l'Europe ! l'Europe ! », mais cela n'aboutit à rien et cela ne signifie rien. Je répète : il faut prendre les choses comme elles sont. Comment sont-elles ? Vous avez un pays français, on ne peut pas le discuter, il y en a un. Vous avez un pays allemand, on ne peut pas le discuter, il y en un. Vous avez un pays italien, vous avez un pays belge, vous avez un pays hollandais, vous avez un pays luxembourgeois et vous avez, un peu plus loin, un pays anglais et vous avez un pays espagnol, etc. Ce sont des pays, ils ont leur histoire, ils ont leur langue, ils ont leur manière de vivre et ils sont des Français, des Allemands, des Italiens, des Anglais, des Hollandais, des Belges, des Espagnols, des Luxembourgeois. Ce sont ces pays-là qu'il faut mettre ensemble et ce sont ces pays-là qu'il faut habituer progressivement à vivre ensemble et à agir ensemble. A cet égard, je suis le premier à reconnaître et à penser que le Marché commun est essentiel, car si on arrive à l'organiser, et par conséquent, à établir une réelle solidarité économique entre ces pays européens, on aura fait beaucoup pour le rapprochement fondamental et pour la vie commune (…).
Chacun a sa patrie. Nous avons la nôtre, les Allemands ont la leur, les Anglais ont la leur, et c'est ainsi. J'ai parlé de la coopération des États, alors cela oui, j'en ai parlé, et je crois que c'est indispensable. Nous avons tâché de l'organiser à cette époque mais cela n'a pas réussi et, depuis, on n'a plus rien fait, excepté nous, qui avons fait quelque chose avec l'Allemagne, car nous avons solennellement, et c'était incroyable après tout ce qui nous était arrivé, nous avons fait avec l'Allemagne un Traité de réconciliation et de coopération. Cela n'a pas non plus jusqu'à présent donné grand-chose. Pourquoi ? Parce que les politiques sont les politiques des États, et qu'on ne peut pas empêcher cela (…).
Source: Charles De Gaulle, « Deuxième entretien radiodiffusé et télévisé avec M. Michel Droit, 14 décembre 1965 », in Charles De Gaulle, Mémoires d’espoir, Allocutions et messages, Paris, Plon, 1970, réed. Plon, 2006, p. 965-969
A voir sur : https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/i12107935/charles-de-gaulle-comme-un-cabri-l-europe-l-europe-l-europe
En revanche, De Gaulle ne s’opposa pas à la réalisation du marché commun par le libre échange et la suppression totale des droits de douane entre les six pays membres, qui fut effective le 1er juillet 1968.
2.2 L’accélération des années 1970
La démission de De Gaulle en 1969 permit de relancer la construction européenne car son ancien premier ministre et nouveau président, Georges Pompidou, passé préalablement par la banque Rothschild, était favorable au libéralisme économique et à la réduction du rôle de l'Etat dans l'économie.
En 1973, l’Europe des Six passa à neuf membres avec l’intégration du Royaume-Uni, de l’Irlande et du Danemark. L’Europe des Neuf se définissait alors par le libéralisme économique, le respect des droits humains et la protection sociale. Le modèle européen s’affirmait donc contre le modèle soviétique (par la référence au libéralisme et au respect des droits humains) et contre le modèle américain (par la référence à la protection sociale).
Les grandes réalisations européennes des années 1970 furent portées par le premier véritable « couple franco-allemand », le président Valéry Giscard d’Estaing (VGE) (UDF, centre droit) et le chancelier Helmut Schmidt (SPD, centre gauche).
A nouveau, la logique fédérale et la logique intergouvernementale s’affrontèrent. En 1974, VGE parvint à imposer la création des Conseils européens qui réunissent trois fois par an tous les chefs d’État et de gouvernement des pays membres. Selon une logique intergouvernementale, les Conseils européens formulent encore aujourd’hui les grandes orientations de la politique européenne, la Commission devant de décliner ensuite ces orientations. En échange, VGE dut accepter l’exigence des pays du Benelux de l’élection du Parlement européen au suffrage universel à partir de 1979. Ainsi le parlement devenait une instance fédérale qui ne dépendait plus des États, mais qui était dépourvue pour le moment de tout pouvoir. La première présidente élue du Parlement européen en 1979 fut Simone Veil (on jugera au choix si cela constituait pour elle une promotion politique ou un moyen de se débarrasser d'une autorité morale unanimement respectée et donc un peu gênante pour Giscard).
La grande affaire des années 1970 était l’inflation, souvent entre 10 et 15 % de hausse des prix par an. Les causes (crise du dollar, choc pétrolier) en sont multiples et il est impossible de les aborder ici. L’inflation était aggravée par la spéculation boursière sur les cours des monnaies : la valeur de chaque monnaie variait constamment par rapport à celle des autres monnaies et cela rendait compliqué le règlement des achats internationaux. Pour les salariés, la situation n’était pas catastrophique puisque les salaires augmentaient automatiquement en même temps que l’inflation. Bien mieux, le taux d'inflation à 10-15 % et une hausse annuelle des salaires équivalente contribuaient à neutraliser les taux d'intérêts des prêts immobiliers ! Par exemple, les salariés qui contractèrent dans les années 1970 des prêts à des taux proches de 10 %, bénéficièrent en réalité d'emprunts à 0 % !
Pour faire face à ces difficultés, en 1978 et 1979, fut créé le Système Monétaire Européen (SME) vite rebaptisé « serpent monétaire européen ». Le SME instituait la solidarité entre les monnaies européennes. Tous les pays de la CEE devaient soutenir les monnaies des pays de la CEE en difficulté afin d’éviter que le cours de chaque monnaie ne varie au-delà de plus ou moins 2,25 %, à une époque de crises monétaires fréquentes et créées par la spéculation boursière. Il fallait éviter également que la chute de la valeur d’une monnaie ne réduise trop fortement le prix de ses marchandises exportées dans les autres pays européens et ne produise une concurrence déloyale par la "dévaluation compétitive". Le SME sécurisait les paiements entre les entreprises des différents pays qui étaient alors gênés par la variation permanente des taux de change entre les monnaies européennes. En même temps fut créé l’European Currency Unit (ECU), dont Giscard d'Estaing, dans le texte ci-dessous s'attribue la paternité. Il s'agissait d'une monnaie de référence pour les règlements internationaux. La valeur globale de cette « monnaie panier » dépendait de la valeur de chacune des monnaies européennes. En fonction du poids économique d’un pays, la monnaie de ce dernier représentait une part plus ou moins importante de cette monnaie panier. Le deutschemark entrait pour 30 % de la valeur de l’ECU, le franc français pour 19 %, etc. Le nom de l’ECU fut inventé par VGE en référence à l’écu d’or de Saint-Louis. L’ECU était utilisé uniquement par les grandes entreprises européennes pour assurer leurs règlements internationaux. Il est l’ancêtre de l’Euro.
Document : La naissance de l’ECU selon Valery Giscard d’Estaing
L'après-midi, autour de la table du Conseil, nous discutons les termes du communiqué. L'accord monétaire européen suppose l'existence d'une unité, d'une monnaie de compte, qui sera l'embryon, le gène de la future monnaie européenne. Comment la nommer ?
Embarras autour de la table. Donner à cette unité une appellation en langue anglaise paraît difficile, compte tenu de la non-participation des Britanniques. À l'exception du français, les autres langues de la Communauté sont peu envisageables. Et je devine, aux quelques réflexions échangées, les réticences de nos partenaires vis-à-vis d'un nom français, ressenti comme une manifestation nouvelle de l'impérialisme intellectuel de notre pays.
Je demande à Helmut Schmidt, qui préside, de me donner la parole. Le malaise s'épaissit.
« Je vous propose de ne pas donner à la nouvelle unité de compte un nom spécial, mais plutôt de la désigner tout simplement par sa fonction: European Currency Unit.»
Et je prononce la formule en anglais.
Surprise et soulagement général. Le visage de Jim Callaghan [le premier ministre britannique] s'illumine. Il chuchote sa satisfaction à l'oreille de son ministre des Affaires étrangères, David Owen. Il n'y a pas besoin d'un tour de table pour constater l'unanimité. Helmut Schmidt, qui a tout de suite compris le jeu de mots, paraît s'en amuser. Il doit penser que cela permettra de mieux « vendre » le système à l'opinion publique française, ce qui répond à son souhait. Il prend acte de l'accord sur ma proposition.
« Dans la pratique, ajoutai-je, toujours en anglais, nous serons conduits à utiliser les initiales, comme pour les Droits de Tirages Spéciaux (DTS). Il vaut mieux les faire figurer entre parenthèses dans les textes : European Currency Unit (ECU). »
Pas d'objection. Un peu d'étonnement. On se demande s'il n'y a pas là quelque tour de passe-passe caché. Le Premier ministre belge est le premier à sourire. Puis les autres.
Car la monnaie européenne vient ainsi d'être baptisée « écu », du nom que les Français donnaient à la plus précieuse de leurs unités monétaires au temps de la dynastie des Valois.
Le 13 mars 1979, le nouveau système monétaire européen entrait en vigueur, sur la base d'une parité du mark de 2,30 par rapport au franc. Celle-ci ne devait pas varier jusqu'en mai 1981.
Source : Valéry Giscard d’Estaing, Le pouvoir et la vie, Paris, Compagnie 12, 1988 et 1991, réed. Livre de poche, 2004, p. 143.
Enfin, les négociations d’adhésion furent engagée avec des pays qui étaient récemment sortis de la dictature. Ainsi, la Grèce adhéra à la CEE en 1981 pour créer l’Europe des Dix, l’Espagne et le Portugal en 1986. On parla alors de l’Europe des Douze.
2.3 Le tournant européen des années 1980
Au début des années 1980, la construction européenne était en panne. Le second choc pétrolier provoqué par la révolution iranienne de 1979 accéléra encore plus l’inflation. En outre, l’élection de Mitterrand puis les élections législatives en 1981 portèrent au pouvoir des hommes politiques de gauche généralement hostiles à la construction européenne présentée comme « l’Europe des marchands et des banquiers ». L'affiche ci-dessous, réalisée par le dessinateur Jean Effel pour le compte du PCF contre le référendum de 1972 en France sur l'adhésion du Royaume-Uni, de l'Irlande et du Danemark, montre bien le point de vue de la gauche de l'époque sur la CEE.
En 1981-1982, Le gouvernement Maurois d’union de la gauche (PS, PCF, MRG) mena une politique de relance d’inspiration relativement keynésienne : hausse importante du SMIC, cinquième semaine de congés payés, retraite à 60 ans (après 37,5 années de cotisation), nationalisation de banques d’affaire et de sept grands groupes industriels. Pour financer ces dépenses, il était nécessaire d’émettre toujours plus de monnaie, ce qui augmentait le taux d’inflation et supposait de dévaluer le franc dont la valeur diminuait automatiquement par rapport à celle des autres monnaies.
En 1983, Mitterrand abandonna cette politique de gauche pour le « tournant de la rigueur » d’inspiration néo-libérale et personnifié par le ministre des finances, Jacques Delors, et le nouveau premier ministre, Laurent Fabius. Ce dernier se débarrassa des ministres communistes du précédent gouvernement et engagea une politique néo-libérale proche de celle qui était menée par Thatcher au Royaume-Uni depuis 1979 et par Reagan aux États-Unis depuis 1980 : réduction des impôts, démantèlement des services publics, remise en cause des acquis sociaux, grandes vagues de licenciements, recul du contrôle de l'économie par l'Etat. Le tournant de la rigueur s’accompagna d’un « tournant européen » pour Mitterrand qui se rapprocha alors du chancelier conservateur Helmut Kohl (CDU) pour former un second couple franco-allemand dynamique. Kohl s’engagea à soutenir le Franc sur les marchés internationaux à condition que Mitterrand engage le tournant de la rigueur qui supposait une forte réduction des dépenses sociales, le gel des salaires et des licenciements massifs dans l’industrie. Tout cela pour défendre la politique du « Franc fort » sur les marchés monétaires internationaux et afin que le Franc ne sorte par du SME. Ainsi, à partir de 1983 le traitement des fonctionnaires fut gelé par Jacques Delors, le ministre de l’économie et des finances : c’est la fin des augmentations automatiques de leur traitement en fonction du taux d’inflation. Plus de quarante ans après, il en est toujours ainsi et les fonctionnaires continuent à perdre énormément de pouvoir d’achat.
Le tournant de la rigueur en France montre clairement l'orientation néo-libérale et anti-keynésienne de la construction européenne. Rester dans le SME impliquait de réduire l'inflation qui était favorable aux salariés et aux emprunteurs, comme nous l'avons vu plus haut, mais défavorable aux détenteurs de capitaux dont la valeur se réduisait à cause de l'inflation. En voulant défendre un Franc fort arrimé au Deutschemark, le gouvernement socialiste français faisait le choix des détenteurs de capitaux contre les salariés. Cette politique du Franc fort renchérissait le coût des exportations qui se seraient vendues plus facilement avec un franc dévalué. En outre, en 1984, la loi Delors supprima la distinction entre les banques d'affaires (qui prêtaient aux entreprises et spéculaient sur les monnaient) et les banque des dépôt (qui recueillaient nos salaires et prêtaient aux particuliers). Désormais, toutes les banques pouvaient embaucher des traders et spéculer sur les marchés financiers. Le cas de Jérôme Kerviel, tradeur pour la BNP, qui perdit 4,9 milliards d'euros sur les marchés financiers en 2007-2008, au détriment de la BNP, est symptomatique de la dérive des banques de dépôts. Le gouvernement de Laurent Fabius s'est alors clairement engagé dans une politique favorable à la finance et défavorable aux salariés. La conséquence, dans les décennies qui suivirent, fut la désindustrialisation de la France : les salaires constituaient désormais la seule variable d'ajustement des entreprises françaises (puisqu'il n'était plus possible de jouer sur la valeur du franc) qui furent obligées de délocaliser dans les pays à faibles salaires et à faible protection sociale pour sauvegarder leurs profits. Une autre conséquence de la rigueur budgétaire fut la détérioration continue des services publics, de plus en plus difficiles à financer en raison de la réduction continue des impôts. Désormais, dans le cadre européen, les politiques keynésienne ou "de relance" ne sont plus possibles.
Le tournant européen de Mitterrand fut symbolisé par la cérémonie du 22 septembre 1984 devant l’ossuaire ce Douaumont à Verdun, lors de laquelle Mitterrand prit la main de Kohl.

Document : la poignée de mains de Verdun, le 22 septembre 1984. Source : https://www.republicain-lorrain.fr/actualite/2014/09/22/mitterrand-kohl-main-dans-la-main-a-douaumont-le-pelerinage-de-la-paix
Selon la même logiques, le 9 novembre 1988, Mitterrand fit entrer la dépouille de jean Monnet au Panthéon.
Le processus de construction européenne était relancé sous la houlette de Jacques Delors, président de la Commission européenne. En 1985, fut adoptée la Convention de Schengen permettant la libre circulation des citoyens européens à l’intérieur de l’Europe des Douze à partir de 1992 (ce qui signifiait la fin des contrôles d’identité aux frontières entre les Etats de la CEE et le démantèlement des postes de douane aux frontières) et un contrôle accru des frontières extérieures pour limiter l’entrée des migrants non-européens. Cette convention fut l'une des premières pierres du rempart érigé comme les migrants venus du Sud. Tous les États européens n’adhérèrent pas à la convention Schengen (le Royaume-Uni notamment, c’est pourquoi il fallait toujours présenter une pièce d’identité pour s’y rendre) alors que certains États hors communauté européennes (Norvège, Islande, Suisse) adhérèrent à cette convention, comme l’indique la carte suivante :

Source : https://www.touteleurope.eu/les-pays-membres-de-l-espace-schengen/
Plus ambitieux fut l’Acte unique européen élaboré par Jacques Delors, désormais président de la Commission européenne et adopté le 17 février 1986. L’Acte unique annonçait la liberté totale de circulation des marchandises, des capitaux et des personnes (Convention de Schengen) à compter du 21 décembre 1992, dans ce que l’on nomma alors le Grand marché. La libéralisation de la circulation des capitaux doit être replacée dans le contexte mondial de dérégulation des marchés financiers. Pour que ce grand marché fonctionne, il fallut harmoniser les normes des produits (la norme CE) pour qu’ils puissent se vendre dans toute la communauté européenne. Cela concerna les jouets, les prises de courant, la couleur des phares des voitures (en France, pour les voitures, on passa des phares jaunes aux phares blancs), etc. Il fallut également développer la politique commune de la monnaie, de la recherche, etc. Cependant, on se garda bien d'harmoniser la fiscalité sur l'épargne et sur les entreprises dans les différents pays. Grâce à l'Acte unique européen, le Luxembourg, les Pays-Bas et l'Irlande, où la fiscalité était réduite, devinrent des paradis fiscaux légaux très intéressants pour les grandes fortunes et les grandes entreprises, bien plus intéressants que la Suisse qui n'était pas membre de la communauté européenne. On parla alors de "dumping fiscal" pour dénoncer ces pays qui attiraient les capitaux des pays voisins.
Dès lors, la Communauté Européenne remplaça la Communauté Économique Européenne créée par la traité de Rome de 1957. Enfin, en 1987, fut mis en place le programme ERASMUS, précurseur du programme ERASMUS+.
3. Élargissement et approfondissement de la construction européenne
3.1 Les effets de la chute du bloc soviétique
La chute du mur de Berlin, le 9 novembre 1989, l’effondrement du bloc soviétique dans les semaines qui suivirent et la fin de l’URSS, le 25 décembre 1991, bouleversèrent évidemment le processus de construction européenne.
En 1990, la réunification de l’Allemagne agrandit la superficie de la Communauté européenne par l'intégration de l’ancienne RDA à la RFA. En 1995, la Finlande, la Suède et l’Autriche, États théoriquement neutres durant la Guerre Froide et interdits d'adhésion à une organisation internationale, car ils étaient frontaliers du bloc soviétique, purent désormais adhérer à la Communauté européenne. On passa alors de l’Europe des 12 à l’Europe des 15. En 2004, furent intégrés dix nouveaux membres, des anciens pays du bloc soviétique ainsi que Chypre et Malte. En 2007, ce fut le tour de la Roumanie et la Bulgarie, ce qui porta l’Europe à 27. La Croatie fut intégrée en 2013, ce qui porta l’Europe à 28. Avec le Brexit en 2020, on revint à l’Europe des 27.
Ces intégrations successives élargirent considérablement la superficie de l’Union mais posèrent de nombreux problèmes. Le premier était celui du différentiel de développement économique entre les pays des Balkans et les pays européens les plus riches. Le second est était des migrations intra-européennes des populations des anciens pays de l'Est cherchant de meilleures conditions de travail à l’ouest, et des populations Roms de Hongrie, de Roumanie et de Bulgarie, qui cherchent tout simplement à accéder à des conditions de vie dignes. Un autre problème est celui de la gouvernance d’une Europe à 28 États.
3.2 De l’union économique à l’union politique
La chute du mur de Berlin et la réunification de l’Allemagne inquiétèrent fortement Mitterrand qui était issu de la génération de la Seconde Guerre mondiale. Il craignait le renforcement de la puissance allemande qui attirait déjà tous les pays d’Europe de l’Est et qui risquait de marginaliser la France dans la construction européenne. Par exemple, le Deutschemark était devenu au début des années 1990 la monnaie de tous les ex-pays de l'Est dont l'économie et la société s'était trouvée totalement désorganisées par la chute du bloc soviétique et de l'économie collective. Mitterrand s’efforça donc de renforcer le couple franco-allemand et d’ancrer l’Allemagne à l’ouest par le traité de Maastricht en 1992. L’acceptation de ce traité, soumis à référendum en France, fit l’objet d’un intense débat politique en France où chacun devait se positionner pour ou contre "Maastricht". En plus, choisir la ville de Maastricht pour signer un traité d’une telle ampleur était de mauvais augure pour les Français : c’est lors du siège de Maastricht que fut tué d’Artagnan ! Notons en outre que l'adoption de ce traité marqua le premier véritable débat sur la construction européenne depuis les années 1950.
Le traité de Maastricht fut surtout marqué par trois grands types de réalisations.
La première réalisation du traité de Maastricht fut l’Union Économique et Monétaire (UEM). Les États membres devaient respecter des critères de convergence économique afin de favoriser leur intégration économique. En outre, leur déficit budgétaire ne devait pas être supérieur à 3 % de leur PIB.
Encadré : d'où vient l'exigence d'un déficit budgétaire inférieur à 3 % du PIB ?
Aujourd'hui encore, les gouvernements s'attachent au dogme du 3 % : un pays dont l'économie est en bonne santé ne doit pas dépasser un déficit budgétaire de plus de 3 % du PIB. Dans Le choix du chômage (éditions Futuropolis) Benoit Collombat et Damien Cuvellier expliquent l'origine de ce dogme (car ce n'est qu'un dogme !). A l'été 1981, le gouvernement socialiste dirigé par Pierre Mauroy préparait son premier budget pour l'année 1982. La direction du Trésor chercha à formuler une règle budgétaire pour plafonner le déficit du budget de l'Etat. Le déficit prévu pour 1982 était de 85 milliards de francs et il ne fallait pas dépasser 100 milliards, nombre symbolique mais difficile à s'imaginer concrètement. Il fallait donc réduire ce nombre à un nombre lui aussi symbolique mais plus accessible aux Français moyens. Or, 100 milliards de francs représentaient cette année là, par hasard, 3 % du PIB de la France. Ces deux nombres n'avaient strictement rien à voir l'un avec l'autre, mais ce n'était pas grave puisque, de toute façon, ces deux nombres ne représentent rien par eux-mêmes. Le ministre de l'économie et des finances, Laurent Fabius, reprit ce nombre de 3 %, qui semblait tellement simple et beau (et magique) qu'il fut repris ensuite dans le traité de Maastricht et par les autres pays d'Europe occidentale.
La Banque Centrale Européenne (BCE) fut créée afin de préparer la mise en place en 2002 de la monnaie unique européenne, l'euro, puis de sa gestion (19 États aujourd’hui). La BCE, totalement indépendante des États, est une institution économique de type fédéral qui impose sa politique économique aux Etats. Elle est dirigée par Christine Lagarde depuis 2019. La seconde réalisation était la Politique étrangère et de sécurité commune (PESC) qui devait exprimer une sorte de diplomatie commune afin que tous les pays européens parlent d’une même voix à l’échelle internationale. Ce fut (et c'est toujours) un échec car cette instance intergouvernementale a toujours été paralysée par les divergences diplomatiques des pays membres. On voit ici la limite de la logique de la construction européenne selon Jean Monnet mettant en avant l'économie : l'Europe est un nain politique et diplomatique ridicule en comparaison avec son poids économique. Avec le traité de Maastricht, les prérogatives du Parlement européen furent renforcées : il investit la Commission européenne et joue un rôle plus important dans l’élaboration des règlements européens. Le principe de subsidiarité fut imposé : une loi ou une juridiction de niveau européen s’imposent au niveau de chaque État. On institua enfin la citoyenneté européenne (passeport européen, droit de vote de tou·tes les citoyen·nes européen·nes aux élections locales et aux élections européennes) dont bénéficient tou·tes les ressortissant·es de pays membres de l'UE : « Est citoyen de l'Union toute personne ayant la nationalité d'un État membre. »
Document : Extraits du traité de Maastricht
Résolus à franchir une nouvelle étape dans le processus d'intégration européenne engagé par la création des Communautés européennes ;
Rappelant l'importance historique de la fin de la division du continent européen et la nécessité d'établir des bases solides pour l'architecture de l'Europe future ;
Confirmant leur attachement aux principes de la liberté, de la démocratie et du respect des droits de l'homme et des libertés fondamentales et de l'État de droit ;
Désireux d'approfondir la solidarité entre leurs peuples dans le respect de leur histoire, de leur culture et de leurs traditions ;
Désireux de renforcer le caractère démocratique et l'efficacité du fonctionnement des institutions, afin de leur permettre de mieux remplir, dans un cadre institutionnel unique, les missions qui leur sont confiées ;
Résolus à renforcer leurs économies ainsi qu'à en assurer la convergence, et à établir une union économique et monétaire, comportant, conformément aux dispositions du présent traité, une monnaie unique et stable ;
Déterminés à promouvoir le progrès économique et social de leurs peuples, dans le cadre de l'achèvement du marché intérieur et du renforcement de la cohésion et de la protection de l'environnement, et à mettre en œuvre des politiques assurant des progrès parallèles dans l'intégration économique et dans les autres domaines ;
Résolus à établir une citoyenneté commune aux ressortissants de leurs pays ;
Résolus à mettre en œuvre une politique étrangère et de sécurité commune, y compris la définition à terme d'une politique de défense commune qui pourrait conduire, le moment venu, à une défense commune, renforçant ainsi l'identité de l'Europe et son indépendance afin de promouvoir la paix, la sécurité et le progrès en Europe et dans le monde ;
Réaffirmant leur objectif de faciliter la libre circulation des personnes, tout en assurant la sûreté et la sécurité de leurs peuples, en insérant des dispositions sur la justice et les affaires intérieures dans le présent traité; Résolus à poursuivre le processus créant une union sans cesse plus étroite entre les peuples de l'Europe, dans laquelle les décisions sont prises le plus près possible des citoyens, conformément au principe de subsidiarité ;
Dans la perspective des étapes ultérieures à franchir pour faire progresser l'intégration européenne;
Ont décidé d'instituer une Union européenne (…).
Source : Extrait de : « Traité sur l'Union européenne, signé à Maastricht le 7 février 1992 », dans Traité sur l'Union européenne, Conseil des Communautés européennes, Luxembourg, Office des publications officielles des Communautés européennes, 1992. Cité par Ph. Mioche, penser et construire l’Europe XIXe – XXe siècle, Paris, Hachette 1996, p. 130-133.
Ajoutons ici une analyse tirée de l'excellent roman graphique de Benoit Collombat et Damien Cuvillier, Le choix du chômage. de Pompidou à Macron, enquête sur les racines de la violence économique (Futuropolis, 2021). Les choix qui ont présidé à la construction de l'Union européenne sont inspirés par une logique néo-libérale. Alors que le libéralisme suppose un marché libre et une intervention minimale de l'Etat (logique de la Communauté économique européenne), le néo-libéralisme suppose que l'Etat se mette au service de du marché (logique de l'Union européenne). Ainsi, la monnaie unique est désormais gérée par la BCE, instance fédérale en l'absence d'Etat fédéral. L'objectif constamment affirmé de la BCE est d'assurer la libre circulation des capitaux, la lutte contre l'inflation au service d'une politique d'austérité. Les Etats ont perdu leur souveraineté budgétaire et monétaire. Il ne leur est plus possible de financer une politique sociale par le déficit budgétaire ou l'émission de monnaie, selon une logique keynésienne. En outre, comme l'Euro est maintenu à une valeur élevée, les exportations de certains pays sont pénalisées. La conséquence est la "spécialisation" des pays membre de l'UE: tourisme et agriculture maraichère pour les pays du sud, tourisme et services pour la France, finances pour le Luxembourg et les Pays-Bas, industrie pour l'Allemagne, sous-traitance industrielle pour les anciens pays de l'Est. L'Euro constitue donc l'instrument d'une politique néo-libérale et de l'austérité budgétaire. Parler de "réindustrialisation de la France" dans un tel contexte relève d'une mystification pure et simple. En outre, la puissance de l'économie allemande reposait sur l'énergie à bon marché importée de Russie et sur l'exportation de sa production industrielle dans le reste de l'Europe et dans le monde. La guerre en Ukraine et la concurrence industrielle de la Chine ont considérablement fragilisé l'économie allemande.
La Communauté Européenne à dimension essentiellement économique fut remplacée le 1er janvier 1993 par l’Union Européenne dont s’affirmait désormais la dimension politique.

Source : https://www.touteleurope.eu/les-pays-membres-de-la-zone-euro/
Dans ce contexte, il peut être utile d'évoquer "l'arrêt Bosman". Le 15 décembre 1995, la Cour de justice des communautés européennes (CJCE) a rendu un arrêt favorable à Jean-Marc Bosman, footballeur professionnel au RFC Liège en Belgique qui avait bloqué son transfert vers le club de Dunkerque. Bosman contestait notamment le quota limitant à 3 le nombre de joueurs étrangers (mais ressortissants de l'Union Européenne) dans chaque club professionnel. L'arrêt de la Cour a déclaré cette disposition contraire au Traité de Rome et au principe de libre circulation des travailleurs. Désormais, il n'y a plus de limites au nombre de joueurs étrangers dans les clubs sportifs professionnels. Cet arrêt a totalement bouleversé le paysage du sport professionnel européen en favorisant l'émergence de quelques clubs capables de financer des transferts de joueurs aux montants astronomiques.
Toutes ces réformes furent accompagnées de la création de symboles européens. Nous avons vu plus haut le drapeau européen (créé par le Conseil de l'Europe en 1955 et adopté en 1985, constitué de douze étoiles d'or sur fond d'azur), l'hymne européen (l'Ode à la joie de Beethoven, hymne du Conseil de l'Europe depuis 1972 et adopté en 1985), la journée de l'Europe (le 9 mai, commémorant le discours de Schuman sur la CECA du 9 mai 1950, et adopté en 1985). Il faut y ajouter la devise "Unie dans la diversité" depuis 2000, la monnaie unique, l'Euro (en circulation depuis le 1er janvier 2002, sur laquelle sont représentés des ponts symbolisant la circulation) et enfin le passeport européen.
3.4 Les limites de la construction européenne
La construction européenne est à géométrie variable : certains États de l’UE ont intégré l’espace Schengen et d’autres non, certains États ont intégré l’union économique et monétaire (la zone euro) et d’autres non. Aujourd’hui la construction européenne est fragilisée par le Brexit et l’euroscepticisme manifeste de plusieurs dirigeants de pays d’Europe de l’Est.
La construction européenne a certes sauvegardé la paix entre ses États membres. Elle n’a cependant pas su empêcher la guerre civile en ex-Yougoslavie entre 1991 et 1995 et elle reste dépourvue d’une politique étrangère cohérente, comme on l’a vu le voir lors de l’intervention américaine en Irak en 2003 (soutenue par le Royaume-Uni, refusée par la France) et comme on le voit avec la guerre en Ukraine. Il ne faut pas non plus oublier l’inhumanité et l’incohérence de la politique de l’Union européenne à l’égard des migrants venus du Moyen Orient et d’Afrique. Enfin, d'aucuns considèrent que la mise en place d'un marché unique a contribué à spécialiser l'économie des Etats européens : l'Espagne est devenue le jardin de l'Europe (les serres irriguées ont remplacé les oliveraies en Andalousie), la Hongrie et la Roumanie, grâce à leurs bas salaires, ont accueilli les usines automobiles délocalisées depuis la France et l'Allemagne, la France est devenue un pays de tourisme et de services, etc. Cette division internationale du travail a contribué à rendre les économies nationales totalement interdépendantes et à générer d'énormes flux de transports routiers internationaux.
Pour terminer, présentons le fonctionnement actuel des institutions européennes renforcées par le traité de Lisbonne de 2007, qui reprit les dispositions du traité constitutionnel de 2005 rejeté par référendum en France. Nous proposons deux schémas différents d'un système complexe. La lectrice ou le lecteur choisira celui qui lui parle le plus.

Source : https://www.touteleurope.eu/fonctionnement-de-l-ue/les-institutions-europeennes/

Source : https://www.monde-diplomatique.fr/cartes/europe-mdv61
Le Conseil européen regroupe les chefs d’État et de gouvernement et le ou la président·e de la Commission européenne. Il fixe les grandes orientations de la politique européenne et nomme les membres de la Commission européenne. Le Conseil de l’Union européenne rassemble les ministres des États membres. Il propose les textes de loi examiné par la Commission et le Parlement puis les applique : il concentre le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif. IL ne faut pas confondre ces deux conseils avec le Conseil de l'Europe, institution qui n'appartient pas à l'Union européenne. Le Parlement européen, à Strasbourg, est constitué de 705 députés (depuis le Brexit) élus au suffrage universel de liste tous les cinq ans. Il investit la commission et examine les projets de loi européens. Il est dirigé par Roberta Metsola depuis 2022. Le Qatargate puis le Moroccogate qui ébranlèrent le Parlement européen à la fin de l'année 2022 ont montré que certains parlementaires manquent de prudence face aux lobbystes très nombreux dans les couloirs des institutions européennes. La Commission européenne située à Bruxelles est composée de 27 commissaires (un par État membre). Elle est dirigée par Ursula von der Leyen depuis 2019 (réélue en 2024). Elle rédige les textes législatifs proposés par le Conseil de l’Union européenne et s’assure de leur exécution. Ainsi, elle exerce en même temps le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif. Enfin la Cour de justice européenne règle les conflits entre les États et dit le droit européen.
Depuis les élections européennes de 2024, la répartition des responsabilités européennes est la suivante : Ursula von der Leyen dirige la Commission européenne (second mandat), Antonio Costa (Portugal) préside la Conseil européen (il succède à Charles Michels), Roberta Metsola préside la Parlement (second mandat), Kaja Kallas (Estonie) dirige la politique étrangère.
Il est difficile de commenter les institutions européennes : elles mélangent la logique fédérale et la logique intergouvernementale. Elles ne suivent pas la logique de la séparation des pouvoirs car une même institution peut exercer à la fois un pouvoir législatif et un pouvoir exécutif.
Conclusion
Plus que tout autre histoire, l’histoire de la construction européenne est complexe car elle s’est bâtie à l’occasion de nombreuses crises nécessitant des compromis entre des intérêts et des visions opposées.
En outre les discours politiques rendent encore plus opaque le fonctionnement des institutions européennes. On a longtemps reproché à l’Europe un fonctionnement peu démocratique alors que ses orientations sont décidées par les chefs d’État et de gouvernement et non pas par ceux que l’on appelait à une époque les « eurocrates » de Bruxelles, qui ne rendaient compte de leurs décisions à personne. Les partisans d’une Europe intergouvernementale disent qu’il y a trop d’Europe, les partisans d’une Europe fédérale disent qu’il y a trop peu d’Europe.






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