L'âge industriel en France
- didiercariou
- 23 nov. 2022
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Dernière mise à jour : il y a 5 jours
Par Didier Cariou, maître de conférences HDR en didactique de l’histoire à l’Université de Brest
Références :
COLLECTIF (2021). L’âge industriel. 200 ans de progrès et de catastrophes. L’Histoire, Les Collections n° 91, avril-juin 2021.
JARRIGE, F. (dir.) (2015). L’âge industriel. Textes et documents pour la classe n° 1096, 15 mai 2015.
MICHEL, J. (1999). La mine. Une histoire européenne. La documentation photographique n° 8010, La documentation française.
NOIRIEL, G. (2019). Une histoire populaire de la France. De la guerre de Cent Ans à nos jours. Marseille, Agone.
SOUGY, N. & VERLEY, P. (2008). La première industrialisation (1750-1880). Documentation photographique n°806, La Documentation française.
Mots clé :
Révolution industrielle, Industrialisation, Age industriel, Proto-industrialisation, Indiennes, Innovations techniques, Charbon, Houille, Coke, Fonte, Machine à vapeur, James Watt
Première industrialisation en France, Atelier, usine, Canuts, Énergie hydraulique, Charbon de bois, Banques, Répartition géographique de l’industrie. Révolution ferroviaire, Grandes compagnies ferroviaires, Réseau ferroviaire principal, réseau ferroviaire seconde, Plan Freyssinet, Sociétés anonymes par actions.
Grande dépression, Deuxième industrialisation, Électricité, Pétrole, Transition énergétique, Effet rebond, Taylorisme, Plan Marshall, Trente Glorieuses, Compromis fordiste, Choc pétrolier, Conteneurs, Mondialisation, Révolution numérique.
Mine, Pays noir, Corons, Syndicalisme, Paternalisme, Grisou, Catastrophe de Courrière, Silicose
Grands magasins, Boucicaut, Au bon marché
Ville, Exode rural, Choléra, Hygiénisme, Haussmann, Urbanisation, Urbanisme, Grands, Loi de boulevards, Égouts, Parcs, Poubelle, Le Creusot, Schneider
Question ouvrière, Classe ouvrière, Secours mutuel, Droit de grève, Loi de 1841, Loi de 1874, Loi de 1892, Loi sur les retraites, Syndicats, Temps de travail, 1er mai, Front Populaire, Sécurité sociale.
Que dit le programme ?
Extrait du programme de CM2 (cycle 3), 2020
Thème 2 : L'âge industriel
- Les énergies majeures de l’âge industriel (charbon puis pétrole) et les machines.
- Le travail à la mine, à l’usine, à l’atelier, au grand magasin.
- La ville industrielle.
- Le monde rural.
Parmi les sujets d’étude proposés, le professeur en choisit deux. Les entrées concrètes doivent être privilégiées pour saisir les nouveaux modes et lieux de production.
On montre que l’industrialisation est un processus qui s’inscrit dans la durée, qui touche tous les secteurs de la production et qui entraîne des évolutions des mondes urbain et rural et de profonds changements sociaux et environnementaux.
Il est très utile de consulter la fiche EDUSCOL sur « l’âge industriel en France » car elle présente clairement les savoirs à maîtriser pour traiter cette question avec les élèves.
Introduction
L’âge industriel désigne la période, commencée à la fin de XVIIIe siècle, où la place de l’industrie devient si importante qu’elle transforme l’économie, les modes de vie, les rapports sociaux et les manières de penser. Ainsi que l’environnement et la planète.
A partir des années 1830, on a beaucoup utilisé le vocable de révolution industrielle pour caractériser les mutations des économies et des sociétés d’Europe de l’ouest et de l’Amérique du nord à partir de la fin du XVIIIe siècle. De même que la France avait fait sa révolution dans le domaine politique, la Grande-Bretagne avait fait sa révolution dans le domaine industriel. Ce vocable suggérait une mutation brutale de l’économie et la société produite par l’apparition de l’industrie, résultant elle-même d’un bouleversement technologique qui serait apparu en Grande-Bretagne et qui aurait été copié à l’identique dans le reste de l’Europe. Le sens du mot « industrie », qui désignait auparavant l’ensemble des activités productives (manufactures, commerce et agriculture) fut alors restreint aux seules activités ayant pour fonction de transformer des matières premières en produits manufacturés.
Aujourd’hui, les historien·nes n’utilisent plus ce terme car on sait que le changement fut souvent progressif, graduel et très variable selon les régions. C’est pourquoi l’on évoque désormais plutôt l’industrialisation, terme suggérant un processus de longue durée sur près d’un siècle et ne se limitant pas à l’apparition de l’industrie. Dans le même ordre d’idées, l’expression « l’âge industriel » l’emporte car elle suggère un phénomène plus large que celui de la seule industrie.
1. Les caractéristiques de la première industrialisation
1.1 Le modèle proto-industriel
La révolution industrielle britannique fut longtemps considérée comme le modèle de toutes les transformations économiques et sociales qui affectèrent ensuite l’Europe et l’Amérique du Nord jusqu’en 1880 et que l’on nomme la première industrialisation. Celle-ci est associée à l’exploitation massive du charbon pour produire du fer puis de l’acier, pour alimenter des machines dans les usines et dans les transports. On sait aujourd’hui que chaque région connut une trajectoire spécifique. Même si cet aspect n’est pas à traiter dans le programme de CM2, il est bon, tout de même, de rappeler les grandes étapes de l’essor industriel britannique pour comprendre ensuite la spécificité de l’âge industriel en France.
Les historien·nes supposent que l’augmentation de la consommation en Grande-Bretagne à partir du XVIIIe siècle fut l’une des causes de l’industrialisation. Comme les catégories les plus aisées de la population absorbaient les produits de luxe de l’artisanat traditionnel, ce sont les classes moyennes, plus nombreuses, qui offraient un marché pour les nouveaux produits de l’industrie moins coûteux et de moins bonne qualité que les précédents. En se développant tout au long du XIXe siècle, ces classes moyennes, composées d’artisans prospères, de petits patrons, de membres des professions libérales, constituèrent la principale clientèle des productions industrielles. C’est seulement à la fin du XIXe siècle que les classes populaires constituèrent elles aussi un marché pour les produits industriels. La consommation globale venait également d’un fort accroissement démographique urbain. Un autre facteur de l’essor industriel se trouvait dans les marchés des Amériques et des Antilles, producteurs du sucre consommé en Europe et grands consommateur des toiles de coton imprimées, les indiennes, fabriquées dans de nombreuses régions d’Europe. En devenant des produits de consommation courante, les tissus de coton furent les premiers produits de consommation de masse de l’ère industrielle. Le développement de la consommation fut rendu à son tour possible par l’accroissement de la production industrielle qui, dans un premier temps, ne résulta pas d’un accroissement de la productivité liée à la mécanisation. Au cours du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle, l’accroissement de la production industrielle vint de l’accroissement du volume du travail de certaines populations. Les femmes et les paysans qui ne travaillaient pas dans les champ à certains moments de l’année se mirent à travailler à domicile pour le compte d’entrepreneurs qui leur fournissaient la matière première et leur achetaient le produit fini, la plupart du temps du tissu et, localement, des objets en métal. On appelle proto-industrialisation ce type d’industrialisation fondée sur le domestic system du travail à domicile et du petit atelier. Ainsi, jusqu’à la fin du XIXe siècle, la Bretagne fut une grande région de production de toiles de lin fabriquées à domicile et exportées jusqu’en Amérique du nord. L’historien américain Kenneth Pommeranz a montré que, jusqu’au début du XIXe siècle, la proto-industrie ouest-européenne labor intensive n’était pas très différente sur le plan, technologique et productif, de la proto-industrie du Gujarat, en Inde, ou du delta du Yangzi (région de Shanghai). Dans cette région, le niveau de vie moyen était même supérieur à celui de la Grande-Bretagne. En 1900, il était huit fois inférieur. La « grande divergence » intervint au cours du XIXe siècle lorsque la Grande-Bretagne exploita massivement le charbon de son sous-sol et s’efforça de détruire l’industrie chinoise lors des Guerres de l’Opium entre 1839 et 1842.
1.2 Les innovations technologiques
L’économiste Joseph Schumpeter considérait que la croissance économique était liée aux innovations technologiques permises par les investissements des entreprises qui cherchaient ainsi à développer de nouveaux produits dans de nouveaux secteurs. Parallèlement, s’est longtemps maintenue l’idée selon laquelle le cours de l’histoire économique était le fruit des inventions de quelques génies isolés répondant à la demande du marché ou à la disponibilité de nouveaux produits. Nous allons reprendre ici la trame de ce schéma en gardant à l’esprit qu’il est trop simpliste.
L’industrialisation de la Grande-Bretagne se fit avec le coton et de la houille (le charbon de terre).
Des innovations technologiques permirent le développement des secteurs du textile de la métallurgie et de la production d’énergie en Grande Bretagne. Dans le domaine du textile, John Kay inventa en 1733 la navette volante pour tisser des tissus d’une largeur supérieure à la longueur du bras du tisseur, ce qui accrut la vitesse du tissage et la production de tissu de coton. Mais on eut alors besoin de davantage de fils de coton. En 1764, Hargreaves inventa la spinning jenny qui filait plusieurs fils de coton en même temps et qui remplaça le travail manuel des fileuses avec leur quenouille. Mais la force humaine ne fut plus suffisante pour actionner cette machine si bien que, en 1769, Arkwright inventa le waterframe, un ensemble de broches pour filer plusieurs fils de coton actionnées par l’énergie d’un moulin à eau. La mule jenny de Crompton en 1779 fut ensuite actionnée par une machine à vapeur. Grâce à ces innovations, le prix des fils de coton anglais fut divisé par quatre entre 1786 et 1801. L’accroissement considérable de la production de fils de coton appela la mise en œuvre de métiers à tisser mécaniques seuls capables d’absorber un tel volume de fils de coton, tels celui de Cartwright en 1784. En 1825 fut inventé le métier automatique surveillé par quelques ouvriers seulement.
En 1785, le chimiste français Berthollet inventa un procédé de blanchiment chimique du tissu par le chlore, plus rapide, plus efficace, et plus polluant que les procédés traditionnels. La même année, aux États-Unis, Withney inventa l’égreneuse à coton qui permettait de séparer plus rapidement la fibre de la graine de coton, la fibre étant ensuite emballée dans des ballots de coton aisément transportables. Cette invention rendait possible un accroissement considérable de la production de coton aux États-Unis qui mirent en valeur les futurs États du sud-est pour y développer les grands plantations esclavagistes de coton. Ainsi, selon la logique de Schumpeter, la mécanisation de l’une des étapes de la production du tissu de coton produisait en amont ou en aval un goulot d’étranglement qu’une autre innovation permettait de traiter. Mais cette nouvelle innovation pouvait à son tour générer d’autres goulots d’étranglement.
Cependant, la machine ne se substitua pas automatiquement aux métiers à tisser manuels dont le nombre, en 1835, restait deux fois supérieur à celui des métiers mécaniques qui restaient encore très coûteux.

Document : Une usine de tissage de coton équipée de mule-jenny, située dans le Lancashire. Aquarelle anonyme, 1835. A droite, en enfant ramasse les chutes de coton. Les machines sont actionnées par des courroies reliée à des axes rotatifs situés au plafond et eux-mêmes actionnés par une machine à vapeur située à l’extérieur. Source : Textes et documents pour la classe n°1096, p. 17.
Dans le domaine de la sidérurgie, l’innovation essentielle vint de la substitution de la houille (le charbon de terre) au charbon de bois par Abraham Darby en 1709, pour fondre le minerai de fer : la fonte au coke.
Encart : le coke (au masculin) La cokéification consiste à chauffer la houille dans un four à pyrolyse pour en extraire les matières volatiles, notamment le souffre, afin d’en améliorer le pouvoir calorifique. Le procédé est particulièrement polluant et nocif pour les populations environnantes. De fait, les industries consomment du coke et non pas de la houille.

Document : Schéma d'un haut-fourneau. Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Haut_fourneau#/media/Fichier:Haut-fourneau.svg
Encart : comment produit-on le fer et l’acier ?
La première étape consiste à disposer des couches successives de charbon et de minerai de fer dans un haut-fourneau. La combustion produit de la fonte, très carbonée et cassante. La deuxième étape consiste à décarboner la fonte. A partir de 1784, le puddlage (to puddle : brasser) consistait à brasser la fonte en fusion pour la transformer en fer par l’élimination de ses impuretés. Ce travail supposait une grande force physique et exposait les ouvriers à des températures considérables. A partir de 1855, la fonte en fusion fut traitée dans des convertisseurs Bessemer, sortes d'énormes cornues pouvant contenir 10 tonnes de fonte, où l’on insufflait de l’air afin de décarboner la fonte et de la transformer en acier plus solide que le fer car sa teneur en carbone était plus faible. A partir de 1865, le four Martin-Siemens mêlait des ferrailles recyclées à la fonte en fusion pour produire un acier de meilleure qualité. A partir de 1877, le four Thomas-Gilchrist permettait de déphosphorer l’acier, notamment l’acier produit avec le minerai de fer de Lorraine à forte teneur en phosphore. Ce procédé favorisa l’essor de la sidérurgie lorraine. On peut également introduire d’autres minerais (chrome, nickel…) dans les fours pour produire des aciers spéciaux. Ces divers procédés permettent de produire de l’acier dont la teneur en carbone est inférieure à celle du fer.

Document: un four Martin-Siemens au Creusot vers 1908. Carte postale Source: https://www.industrie.lu/Siemens-Martin.html
La machine à vapeur fut inventée par Thomas Newcomen en 1712. Au départ, elle servait surtout à actionner les pompes qui, grâce à leur mouvement alternatif, évacuaient les eaux souterraines des mines de charbon. On les appelait les « pompes à feu ». James Watt et son équipe améliorèrent progressivement ces machines. Watt déposa un premier brevet en 1769. Il augmenta le rendement des machines en inventant la machine à condensation puis la machine « à double effet » convertissant le mouvement alternatif en un mouvement rotatif permettant d’actionner des machines. Cependant, le succès ne fut pas immédiat et Watt continuait à fabriquer surtout des machines Newcomen pour répondre aux besoins des mines. C’est au début du XIXe siècle que la machine à vapeur de Watt provoqua vraiment l’essor de la production et de la consommation de houille, au point que cette source d’énergie fut considérée comme emblématique de la première industrialisation. L’usage de la machine à vapeur ne devint dominant sur le continent qu’à partir des années 1870-1880.

Source : L'Histoire, les collections n°91, 2021, p. 27.

Document : Un mineur du Yorkshire, un carreau de mine avec sa pompe à feu et une vue du chemin de fer de Middleton, par George Walker of Seacroft, 1814. Source : Textes et documents pour la classe, n° 1096, p. 11.
Les machines à vapeur à mouvement rotatif servirent à actionner les machines des filatures de coton, les marteaux des forges puis les locomotives et les bateaux. Stephenson construisit la première locomotive en 1814 pour tirer des wagonnets de mines. La première ligne de chemin de fer à vapeur régulière fut ouverte entre Liverpool et Manchester en 1830. Comme la Grande-Bretagne avait exporté ses locomotives à vapeur dans le reste de l’Europe, l’écartement standard des rails de 1,42 m fut adopté presque partout, sauf en Espagne et en Russie. En 1819, le Savannah, construit en Géorgie, fut le premier navire à vapeur doté d’une roue à aubes à traverser l’Atlantique. En fait, il n’eut recours à la vapeur que pendant trois jours, lors des manœuvres dans les ports, sur les vingt-cinq jours que dura la traversée. Les navires à vapeur ne furent vraiment opérationnels qu’avec l’invention de l’hélice propulsive et de la coque en fer dans les années 1840. Cette dernière augmentait leur capacité de transport et la taille de leurs soutes, notamment pour le transport du charbon nécessaire à l'alimentation des machines. Mais ils gardaient toujours leur gréement et leurs voiles pour la navigation hauturière car ils ne pouvaient pas emporter suffisamment de charbon pour la totalité de la traversée. C’est seulement au début du XXe siècle que les navires à vapeur furent totalement dépourvus de gréements car les machines, suffisamment performantes et moins gourmandes en charbon, pouvaient fonctionner durant toute une traversée.

Source : L’Histoire, Les collections n°91, avril-juin 2021, p. 43.
1.3 Un récit à nuancer
Cependant, contrairement au récit linéaire, influencé par Schumpeter, qui vient d’être proposé, ces innovations n’eurent pas toujours une application immédiate dans l’industrie car elles ne furent pas immédiatement rentables. La fonte au coke de Darby ne se développa qu’à la fin du XVIIIe siècle en Grande Bretagne et au milieu du XIXe siècle sur le continent européen. Il resta longtemps plus aisé et moins coûteux de produire du charbon de bois que d’exploiter les mines de charbon.
En outre, ces innovations technologiques apparurent lorsque la croissance industrielle posait des problèmes que les techniques traditionnelles de la proto-industrie ne pouvaient plus résoudre. Par exemple, le coût de la main d’œuvre poussait à la mécanisation de certaines tâches telles que le filage et le tissage du coton. Certain·es historien·ne.s pensent même que le développement de la mécanisation en Grande Bretagne visait à concurrencer la production textile indienne tout aussi efficace mais beaucoup moins chère sur le marché mondial en raison du faible coût de la main d’œuvre indienne. Une fois mécanisée, l’industrie textile de Manchester parvint à concurrencer la production textile sur le marché indien lui-même et à détruire le secteur textile en Inde. La mécanisation permettait de réduire le coût des produits par l’accroissement de la productivité et par la réduction des salaires des ouvriers. En effet, comme les tâches des ouvriers devenaient plus simples à réaliser et supposaient une moindre qualification de la main d’œuvre, les entrepreneurs en profitaient pour réduire les salaires. En 1811-1812, dans le centre de l’Angleterre, des milliers d’ouvriers détruisirent des machines à tricoter et à tisser. Ils se nommaient les luddites, en référence à un personnage mythique, John Ludd qui aurait détruit une machine en 1780. Un phénomène équivalent se déroula en France dans les années 1840.
L’historien américain Kenneth Pomeranz, par une approche écologique du développement industriel, a montré que le développement industriel britannique fut rendu possible par des immenses ressources en charbon de la Grande-Bretagne, alors que les ressources en bois du pays étaient épuisées, et par la disponibilité des plantations de coton des États-Unis qui, « grâce » à l’économie esclavagiste fournirent du coton bon marché aux industries britanniques à partir des années 1820. Il a calculé que, dès les années 1840, le charbon fournissait à la Grande-Bretagne une quantité d’énergie équivalente à deux fois la superficie des forêts du pays. Les importations de coton des États-Unis représentaient à elles seules, vers 1830, l’équivalent de la production de la totalité des terres cultivées en Grande-Bretagne. Si l’on ajoute le sucre des Antilles, les importations en provenance du Nouveau-Monde équivalaient à cette date à 1,5 fois la production de la totalité des terres arables britanniques. Un autre historien a calculé que les forêts de Suède, de Norvège, des pays baltes et de Russie n’auraient pu satisfaire les besoins en énergie de l’industrie britannique. Ces « hectares fantômes » fournis par les mines de charbons et les terres du Nouveau-monde expliquent en grande partie la croissance du potentiel industriel de la Grande-Bretagne. Les chiffres de croissance de la consommation de matières première par l’industrie britannique sont encore plus ahurissants : entre 1815 et 1900, la production charbonnière de la Grande Bretagne fut multipliée par 15, les importations de sucre par 11 et les importations de coton par 20.
Aujourd’hui les historien·ne.s insistent sur la domestication accrue de la nature que suscita l’industrialisation : déforestation généralisée (pour le boisage des mines, pour produire du charbon de bois), utilisation massive des animaux pour répondre à la demande accrue de moyens de transport, intensification de la pêche de certaines espèces (l’huile de baleine servait par exemple de lubrifiant industriel). Un historien anglais caractérise l’industrialisation comme le passage d’une « économie organique » exploitant l’énergie renouvelable des cours d’eau, du bois, de la force musculaire des hommes et des animaux à une « économie minérale » fondée sur l’exploitation de ressources fossiles, surtout à partir des années 1880.
1.4 Le travail à l'atelier à et l'usine
Une autre transformation majeure fut le passage progressif du travail dispersé de l’artisanat ou de l’industrie à domicile de la proto-industrie au travail groupé dans une usine avec des horaires précis et une stricte discipline de travail. Là encore, le factory System mit plus d’un siècle à s’imposer. Longtemps, le travail à domicile resta le plus rentable pour les entrepreneurs car il correspondait aux moyens de production de l’époque et ne nécessitait la construction de vastes bâtiments industriels. Le rassemblement des ouvriers dans des manufactures était parfois nécessaire pour les surveiller et protéger des secrets de fabrication. C’était notamment le cas des manufactures d’indiennes, ces tissus de coton imprimés dont la technique fut apprises de l’Inde. Ainsi, Avant la Révolution française, Philippe Oberkampf (1738-1815) installa une manufacture d’indiennes qui employait près de 900 personnes à Jouy-en-Josas. Comme des artistes dessinaient les motifs imprimés sur ses tissus, il était nécessaire de garder sur place les modèles d’impression pour ne pas les exposer à la concurrence. En outre, l’impression sur le tissu de coton supposait la réalisation de complexes opérations chimiques qui relevaient du secret industriel.
Lorsque l’emploi de machines actionnées par des machines à vapeur devint la règle, alors le travail en usine l’emporta. En 1816, deux usines textiles dépassaient le millier d’ouvrier à Manchester. Mais les grandes usines apparurent vraiment dans les régions textiles à partir des années 1830 en Grande-Bretagne, en Nouvelle-Angleterre, en Alsace. La mécanisation de la production permettrait d’accroître la productivité et de baisser le prix des produits, mais aussi de baisser les salaires des ouvriers afin d’accroître les profits des entreprises. C’est pourquoi la première moitié du XIXe siècle fut la période de la plus grande misère des ouvriers en Europe et en France.
Cependant, ne nous y méprenons pas, au milieu du XIXe siècle, le modèle proto-industriel l’emportait encore largement en Europe de l’ouest. A côté de grands centres industriels isolés où se trouvaient des usines textiles employant plusieurs centaines ou milliers d’ouvriers peu qualifiés et produisant en masse des produits de plus en plus standardisés, l’essentiel de la production industrielle était assuré par des ouvriers qualifiés dans des ateliers et des petites entreprises situés parfois en ville mais très souvent dans les campagnes. C’est pourquoi le moulin à eau, la force musculaire des hommes et des animaux restèrent partout les principales sources d’énergie pour l’industrie. La plupart des ouvriers entretenaient des liens forts avec le travail des champs, ils travaillaient encore à domicile ou dans des petits ateliers.
Avec le développement des concentrations de main d’œuvre dans les usines, les villes se gonflèrent et l’exode rural fit baisser le volume de la population rurale, très rapidement en Grande-Bretagne, beaucoup plus lentement en France.
2. L’âge industriel en France
2.1 La première industrialisation en France
Il n’est pas possible de parler de l’âge industriel en France sans tenir compte de l’évolution globale des autres pays industrialisés. Nous essayons donc d’évoquer le cas français en le replaçant dans le contexte des pays industrialisés. Les historien·nes ont longtemps pensé que le modèle d’industrialisation, élaboré à partir de l’exemple britannique, avait été imité à l’identique, mais selon une chronologie variable, dans tous les pays d’Europe continentale, dont la France. Comme nous l’avons vu, en Grande-Bretagne, l’industrialisation, très rapide, triompha dès les années 1840. Elle s’accomplit dans le domaine du textile, de la sidérurgie, de la métallurgie et des transports. Elle s’appuyait sur les immenses ressources en charbon du pays. Le paysage des pays noirs, les régions industrielles noircies par la fumée du charbon alimentant les machines à vapeur, devint dominant dans les villes britanniques où vivait, dans des conditions déplorables, un prolétariat misérable. En France, en revanche, la production et la consommation de houille restèrent longtemps assez réduites. En l’absence d’un réseau ferroviaire national, avant les années 1860, il était impossible de transporter le charbon du Nord vers le reste de la France. Ainsi, le charbon utilisé à Brest par les navires à vapeur au XIXe siècle, était importé d’Angleterre par bateau. L’industrie sidérurgique brûlant de la houille fut donc cantonnée en France à proximité des mines de charbon (le Nord et le Pas-de-Calais, Le Creusot, Saint-Étienne). Partout ailleurs la sidérurgie au bois l’emportait, mais avec des adaptations locales qui la rendait toujours rentable. Cette dernière atteignit en France son maximum de production en 1856 et déclina ensuite lentement face à la concurrence de la sidérurgie utilisant la houille transportée grâce aux canaux et par le chemin de fer. Mais, en 1873, 43 départements produisaient encore du fer. Ce n'est qu'à la fin du XIXe siècle que le fer et l'acier furent produits exclusivement dans les pays noirs de sidérurgie au coke.
La carte ci-dessous signale l'inégale répartition de l'utilisation des machines à vapeur en France en 1841. Ces machines étaient utilisées surtout dans les départements producteurs de charbon et dans les ports où l'importation de charbon est possible (Nantes, Rouen, Bordeaux).

Document: La répartition des machines à vapeur en France en 1841.
Source : Georges Duby (dir.). Atlas historique Larousse. Paris : Larousse, p. 119.
L’industrialisation de la France au XIXe siècle s’effectua surtout avec les moulins à eau qui équipaient les cours d’eau très nombreux dans le pays et dont le rendement fut accru par l’amélioration des roues et des turbines. Ces moulins actionnaient des soufflets ou des marteaux pour la métallurgie, ou offraient une force motrice pour les machines de différents types d’usines : les laminoirs d’Hennebont en 1864, les filatures de coton en Normandie, des papeteries, des minoteries, etc. Au départ, ils étaient beaucoup moins coûteux que les machines à vapeur. Cela explique la dispersion des régions industrielles dans tout l’hexagone jusqu’au milieu du XXe siècle, à côté de quelques grandes régions industrielles (Paris, Le Creusot, Lyon, Saint-Étienne, Lille...). Le maintien de la proto-industrie permit le maintien de fortes densités de population dans les campagnes, jusqu’à la fin du XIXe siècle : la ganterie de Millau, l’horlogerie dans le Jura, la coutellerie dans le sud du Massif central...

Document : Un atelier de coutellerie en France à la fin du XIXe siècle. Gravure extraite de : Les arts et métiers illustrés, 1885. Source : Textes et documents pour la classe n° 1096, p. 19. Comme les ouvriers à domicile étaient également des agriculteurs, leurs salaires restaient faibles et il n’était pas nécessaire de recourir à la mécanisation pour réduire les coûts de production. C’est pourquoi le processus d’industrialisation en France fut lent et la classe ouvrière française resta longtemps très disparate : artisans, ouvriers d’industrie, ouvriers-paysans. Sans compter les femmes, très nombreuses dans les emplois les moins qualifiés et les moins bien payés. De même pour le patronat, du petit patron proche de ses ouvriers au grand patron capitaliste tels que les Schneider au Creusot. On estime que, au milieu du XIXe siècle en France, sur un total de 4,4 millions d'ouvriers, seuls 1,2 millions travaillaient dans des manufactures. Parmi ces derniers, 700 000 travaillaient dans le textile et 120 000 dans la métallurgie. Le cas du tissage de la soie par les Canuts à Lyon est un autre exemple du maintien et même du développement des ateliers dispersés. A cette époque, Lyon était le premier centre mondial de tissage de la soie. Les deux révoltes des canuts de 1831 et de 1834 marquèrent les esprits. Les négociants, nommés les « fabricants » fournissaient le fil de soie aux 10 000 maîtres-artisans, les canuts, les tisseurs de soie installés principalement sur la colline de la Croix-Rousse. Ils employaient eux-mêmes près de 30 000 compagnons, payés à la journée, employés, nourris et logés au domicile du maître. Le tissage de la soie s'effectuait en effet à l'aide de métiers installés à domicile. Les fabricants achetaient ensuite le tissu de soie aux canuts afin de le commercialiser. En 1831, un ralentissement des affaires incita les canuts à demander aux pouvoir publics une révision à la hausse du tarif de vente du tissu de soie afin de maintenir le niveau de vie des artisans lyonnais. Le préfet accepta mais le gouvernement, sous la pression des négociants, refusa ce tarif au nom de la liberté du commerce. Les canuts se rendirent compte qu'ils avaient été dupés. Le 21 novembre 1831, ils se regroupèrent et prirent le contrôle de la ville en clamant le slogan " Vivre en travaillant, mourir en combattant". Ils érigèrent des barricades pour affronter la garde nationale. Plusieurs centaines d'entre eux furent tués. L'armée s'empara ensuite de la ville : le tarif fut supprimé, 10 000 personnes furent expulsées de la ville. En 1834, les Canuts se révoltèrent pour la même raison. Le ministre de l'intérieur, Adolphe Thiers réprima férocement la révolte au prix de plusieurs centaines de morts cette fois (cette expérience lui fut utile pour organiser la répression de la Commune de Paris en 1871). Ce fut la révolte ouvrière la plus importante de la Monarchie de Juillet et de l'histoire de la ville de Lyon. Cette révolte eu pour effet d'inquiéter fortement la bourgeoisie découvrant à cette occasion la lutte des classes, comme l'indique cette phrase célèbre du journaliste libéral Saint-Marc Girardin dans le Journal des débats du 8 décembre 1831 : " Les Barbares qui menacent la société ne sont point au Caucase ni dans les steppes de Tartarie, ils sont dans les faubourgs de nos villes manufacturières". Pour éviter de nouvelles révoltes, les négociants lyonnais délocalisèrent par la suite les ateliers dans les campagnes environnantes. A partir de 1850, la croissance industrielle s’accéléra dans tous les pays d’Europe et aux États-Unis. Ce fut également le cas en France durant le Second Empire, même si le phénomène y fut moins affirmé. Le Second Empire fut une période d'innovations techniques : construction d'un réseau ferroviaire cohérent, généralisation de la machine à vapeur, invention de la machine à coudre (1857) et de la machine à écrire (1866), introduction du convertisseur Bessemer (1858), four Martin (1864), turbine hydraulique (1869), premier pont métallique de Gustave Eiffel à Bordeaux (1860), etc.
Nombre de machines à vapeur en France :
1850 : 5 322 machines développent 16 642 chevaux-vapeur
1860 : 14 936 machines développent 180 000 chevaux-vapeurs
1870 : 27 958 machines développent 341 000 chevaux-vapeurs
1880 : 43 182 machines développent 544 000 chevaux-vapeurs
Extraction de charbon en France :
1830 : 1,774 millions de tonnes
1847 : 5,153 millions de tonnes
1869 : 13, 464 millions de tonnes
1880 : 20 millions de tonnes
Production d'acier en France
1851 : 14 000 tonnes
1855 : 22 000 tonnes
1862 : 47 000 tonnes
1869 : 110 000 tonnes
1896 : 917 000 tonnes
En 1860, le traité de libre-échange passé entre la France et la Grande Bretagne, qui réduisait considérablement les droits de douane entre les deux pays, favorisa l’importation en France massive de produits industriels anglais beaucoup moins coûteux. Cette concurrence, voulue par Napoléon III, obligea les entreprises françaises à s’engager dans la mécanisation de leurs activités et à rompre avec le système proto-industriel. La modernisation des banques aida au financement des entreprises. A côté de la haute banque traditionnelle (Rothschild, Mallet, Seillière) qui finançait les entreprises à partir de ses capitaux propres, furent créés des établissements bancaires financés par des émissions d'actions et destinés à prêter de l'argent aux entreprises industrielles : le Crédit mobilier des frères Pereire et le Crédit foncier, en 1851. Mais la grande innovation fut la création des banques de dépôts qui drainèrent l'épargne des particuliers et gérèrent des sommes colossales pour financer le développement industriel : le Crédit lyonnais en 1863, la Société générale en 1864, la Banque des Pays-Bas en 1864 et la Banque de Paris en 1869 qui fusionnèrent en 1872 sous le nom de Paribas. Ces banques ouvrirent rapidement des succursales en province. Leur activité fut rendue plus aisée par l'autorisation du chèque à partir de 1865 (mais pas à la portée des classes populaires, bien entendu). Très importante fut également la loi du 24 juillet 1867 sur les sociétés anonymes par actions, qui rendit plus aisée la création des entreprises et la levée des capitaux. La création de ces sociétés ne supposait plus l'autorisation préalable de l'Etat. Ces sociétés sont dites anonymes car elles ne sont plus liées à la personne et à la fortune d'un seul individu qui, auparavant, lors de la faillite de son entreprise était automatiquement considéré comme ruiné personnellement (et qui souvent, n'avait d'autre choix que le suicide pour éviter le déshonneur). Désormais une société capitaliste par actions était financée par la levée d'actions constituant chacune une part du capital de l'entreprise. Cette mesure essentielle marqua l'entrée de l'économie française dans le capitalisme industriel et financier moderne.
Vers 1880, l’énergie hydraulique et l’énergie carbonée s’équilibraient encore en France, avant que les chemins de fer ne parviennent à assurer la diffusion des machines à vapeur dans toute la France. Finalement, les machines à vapeur l’emportèrent non pas grâce à leurs qualités intrinsèques mais grâce à leur flexibilité. En effet, alors que l’énergie hydraulique supposait de lourds aménagement des cours d’eau (barrage, canal d’amenée, réaménagement des berges, etc.), la machine à vapeur pouvait être adoptée sans travaux complexes, à condition d’être suffisamment approvisionnée en charbon transporté en train parfois sur de longues distances. La tendance à la concentration et à la mécanisation des entreprises put alors l’emporter. Par exemple, les ateliers de tissage de bas dispersés dans la campagne champenoise se regroupèrent dans les usines de bonneterie de Troyes avec l’introduction de machines à vapeurs.
En conséquence, au début du XXe siècle, la répartition de l’industrie sur le territoire français se fit très inégale. La proto-industrie disparut de nombreuses régions. Désormais, la population ouvrière se situait principalement dans le quart nord-est de la France, dans la région lyonnaise et dans la région de Marseille.

Source : Atlas de France, L’Histoire n°390, août 2013, p. 48.
2.2 La révolution ferroviaire en France
La révolution des chemins de fer produisit un effet d’entraînement de l’économie. Il était nécessaire de produire du fer puis de l’acier de bonne qualité pour la construction des rails et des machines à vapeur, et de développer les constructions mécaniques pour le matériel roulant. Les mines durent produire davantage de houille. Le système bancaire lui-même fut bouleversé pour répondre aux énormes besoins de financement de construction des chemins de fer. En contrepartie, les chemins de fer approvisionnèrent les régions en engrais et en matières premières industrielles et ils commercialisèrent les productions locales à l’échelle nationale et internationale. Certaines régions agricoles abandonnèrent la polyculture, telle la Normandie qui se spécialisa dans l’élevage bovin afin d’approvisionner Paris en viande, en lait et en fromages. Les chemins de fer permirent également d’accroître la mobilité des personnes temporairement ou définitivement en facilitant de ce fait l’exode rural. Le tableau de Daumier, ci-dessous, illustre le bouleversement provoqué par l'accès au train dans la vie quotidienne des personnes issues de tous les milieux sociaux pouvant désormais se rendre à la préfecture ou aux foires commerciales locales.

Document : Honoré Daumier (1808-1879), Le Wagon de troisième classe (1862), Ottawa, Musée des beaux-arts du Canada.
Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Honor%C3%A9_Daumier_034.jpg
En France, les premiers chemins de fer furent construits par les propriétaires de mines ou les métallurgistes qui souhaitaient rejoindre le réseau fluvial pour commercialiser leur production. Ainsi le charbon de Saint-Étienne était-il transporté vers le Rhône à partir de 1830. En 1837, les frères Pereire, des banquiers, construisirent la ligne de chemin de fer de Paris à Saint-Germain pour convaincre les hommes politiques et les banquiers de se lancer dans la construction des chemins de fer en France. La loi du 11 juin 1842 organisait la construction d’un vaste réseau en étoile autour de Paris, chaque ligne étant concédée par l’État par tronçons à plusieurs sociétés. Ces dernières construisaient voies ferrées et fournissaient le matériel roulant tandis que l'Etat se chargeait des expropriations, de la construction des gares et des ponts. Malgré cet apport considérable de l'Etat, les moyens financiers de ces lignes étaient trop réduits pour mener le projet à bien.
La construction des lignes reprit en 1852, après le coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte. Ce dernier était très influencé par les idées saint-simoniennes selon, lesquelles l'Etat devait soutenir la croissance de l'industrie, garant de progrès social et de grandeur nationale. Plusieurs décrets favorisèrent le rachat des tronçons de lignes dont chacune fut désormais concédée à une seule compagnie bénéficiant d'un bail d'exploitation de 99 ans. On passa alors de quarante-deux petits réseaux hérités de la loi de 1842 à six grandes compagnies ferroviaires financées par les grandes banques d’affaires (Rothschild, Pereire, etc.). Chaque compagnie construisit sa propre gare à Paris dans les années 1860 : Paris-Le Havre (gare Saint-Lazare), Compagnie du Nord (gare du Nord), Compagnie de l’Est (gare de l'Est), Paris-Lyon-Méditerranée (gare de Lyon), Paris-Bordeaux (gare d’Austerlitz), Paris-Orléans (gare Montparnasse). Ce réseau principal, très rentable, qui reliait Paris aux grands ports et aux frontières, fut achevé à la fin des années 1850. A partir de 1863, l’État concéda à des petites compagnies les lignes du réseau secondaire, moins rentables, qui desservaient toutes les villes moyennes (le chemin de fer arriva à Brest en 1865 et mit Brest à 17 h 30 de Paris, quand il fallait cinq jours auparavant). Alors que le réseau ferroviaire s’étendait sur 3 248 km en 1851, il atteignait 17 500 km en 1870.
L’extension du réseau ferroviaire mit fin au cloisonnement de l’espace et facilita le transport des personnes (111 millions de passagers en 1870) et des marchandises (44 millions de tonnes en 1870 dont la moitié de combustibles) pour un prix relativement modique et uniforme sur tout le territoire. La révolution ferroviaire a entrainé l'essor de la sidérurgie (rails), de la métallurgie (locomotives), du bâtiment (gares, entrepôts), et de l'industrie du bois (traverses). Elle a donné accès aux compagnies charbonnières à la totalité du marché national. La construction des gares a également contribué à l'urbanisation des périphéries des villes.

Document : La construction du réseau ferroviaire français (1837-1870) Source : La documentation photographique n° p. 55.
La longueur exploitée de chemins de fer en France :
1848 : 1 900 km
1851 : 3 685 km
1860 : 9 625 km
1870 : 17 924 km
1875 : 24 450 km
Avec le plan Freyssinet lancé en 1879 par le ministre des transports Charles Freyssinet, les petites lignes d’intérêt local qui reliaient les sous-préfectures et les chefs-lieux de cantons furent construites jusqu’en 1914 afin de permettre l’accès au train de tous les Français. Sur la carte ci-dessous, on remarquera, sur la pointe bretonne, les lignes reliant Quimper à Douarnenez et à Pont L’abbé, Brest à Ploudalmézeau et à Saint-Pol-de-Léon, Concarneau à Morlaix, ainsi que la place centrale de Carhaix dans le réseau local breton.

Document : Les voies ferrées commerciales en 1914 (réseau hiérarchisé)
Source : Etienne Auphan (2002). L’apogée des chemins de fer secondaires en France : essai d’interprétation cartographique. Revue d’histoire des chemins de fer, 24-25.
En ligne : https://journals.openedition.org/rhcf/2028
2.3 De la première à la seconde industrialisation en France
A partir de 1873 et jusqu’en 1896, les pays industrialisés entrèrent dans ce qui est nommé la Grande dépression. Dans les pays d’Europe occidentale, comme la construction des chemins de fer était quasiment achevée, la demande en fer et en acier s’essouffla et les industries sidérurgiques manquèrent de débouchés pour écouler leur production. Le modèle de la première industrialisation (industries textiles, production de houille, machines à vapeur, sidérurgie) entra en crise et provoqua dans les pays industrialisés une chute des prix et l'essor du chômage. De nouvelles innovations techniques conduisirent à ce que l’on appelle la seconde industrialisation. A cette occasion, les entreprises françaises se concentrèrent et mirent fin à la pluriactivité pour être capables de se procurer les machines nécessaires à la mise en place de grandes usines, et elles embauchèrent des milliers d’ouvriers. Par exemple, les frères Peugeot abandonnèrent la production de quincaillerie pour s'orienter vers la production de cycles puis d'automobiles à partir de 1882 dans leurs nouveaux ateliers de Sochaux-Montbéliard. Les années 1870-1880 virent véritablement l’entrée de l’économie et de la société françaises dans l’âge industriel. Les anciennes régions industrielles de sidérurgie à l'eau ou au bois se désindustrialisèrent au profit des régions du Nord et de la Lorraine. L’usage des machines à vapeur se diffusa plus largement en France, même si ce fut dans des proportions moindres qu’ailleurs, comme l’indique le tableau ci-dessous :

Comme nous l’avons déjà vu, les années 1880 marquèrent la fin de la proto-industrialisation et des ateliers dispersés qui furent systématiquement rassemblés dans des usines mécanisées dans les espaces urbains. La soierie lyonnaise entra alors en crise de même que les régions où la production métallurgique était restée dispersés et liée au charbon de bois et aux moulins hydrauliques.

Document : Un atelier de l’usine Decauville à Essonne (Seine-et-Oise) à la fin du XIXe siècle. Source : Textes et documents pour la classe n° 736, p. 7. Cette photographie d’un atelier situé dans la banlieue parisienne montre le désordre qui régnait encore dans l’organisation du travail à la fin du XIXe siècle. Le sol est en terre battue, les caisses disposées par terre pouvaient occasionner des chutes, les machines-outils sont actionnées par des courroies reliées à un axe situé sous le plafond, dont la force de rotation est fournie par une machine à vapeur située à l’extérieur. Ces courroies non protégées étaient une source de graves accidents du travail, broyant fréquemment les doigts et les bras. Les garçons, assez jeunes, constituent une part importante de la main d’œuvre de cet atelier. On retrouve ces jeunes garçons dans l'image ci-dessous.

Document : L'atelier d'embouteillage de la Grande Brasserie de Kérinou à Lambezellec (ancienne commune limitrophe de Brest, aujourd'hui un quartier de Brest). Carte postale, début XXe siècle. Archives municipales de Brest. Source : https://archives.mairie-brest.fr/4DCGI/Web_DFPict/034/3Fi120-293/ILUMP29433
Cependant, à la fin du XIXe siècle, le travail mécanisé commença à l’emporter dans les grandes régions industrielles de métallurgie lourde. Les usines occupèrent des espaces considérables pour construire des espaces de stockage, des voies ferrées et des ateliers où travaillaient des milliers d’ouvriers et où l’on utilisait des machines toujours plus impressionnantes (hauts-fourneaux, marteaux pilons, etc.). A cause du bruit et de la chaleur, la pénibilité et la dangerosité du travail s’accrurent considérablement. Le tableau ci-dessous montre le façonnage d’un canon pour la marine au moyen d’un énorme marteau-pilon.

Document : Joseph Fortuné LAYRAUD, Marteau-pilon ou Le marteau-pilon, forges et aciéries de Saint-Chamond ou Sortie d'une pièce de marine, 1889. © Ecomusée Creusot Montceau ; © Daniel BUSSEUIL Source : https://www.pop.culture.gouv.fr/notice/joconde/M0170012295?auteur=%5B%22LAYRAUD%20Joseph%20Fortun%C3%A9%20%28peintre%29%22%5D&last_view=%22list%22&idQuery=%224acd11c-415-235f-47-050545b50ae%22
La production de charbon en France passa de 19 millions de tonnes en 1880 à 40 millions de tonnes en 1913. La production d'acier passa de 382 000 tonnes en 1880 à 4,6 millions de tonnes en 1913. L'augmentation des volumes est considérable et l'usage de l'acier produit par les fours Martin et Thomas du nord et de l'est de la France, se répandit : fabrication d'armes, d'automobiles et de machines-outils pour l'industrie.
Parallèlement, de nouveaux matériaux furent inventés, tels que les aciers spéciaux fabriqué à partir d’alliages ainsi que les métaux non ferreux (zinc, plomb, aluminium) qui répondirent à de nouveaux usages.
De nombreuses innovations permirent le développement de la production d’électricité. L’électricité était utilisée pour l’éclairage (en 1879 fut mise au point de l’ampoule à filament par Thomas Edison à New York), pour les machines-outils des industries métallurgiques mais aussi pour les productions électrochimiques (fabrication de l’aluminium par électrolyse de l’alumine) et électrométallurgiques. L’électricité d’origine hydraulique permit l'industrialisation des vallées des Alpes où se développèrent les industries chimiques et la fabrication d'aluminium. En effet, le belge Zénobe Gramme inventa la dynamo (ou turbine) en 1871. Très vite des dynamos furent actionnées par la force hydraulique de chutes d'eau afin de produire de l'électricité, notamment dans les vallées alpines. L'invention des lignes électriques permit de transporter cette énergie. Enfin, en 1888, Tesla inventa un alternateur pour produire un courant alternatif de production plus simple et moins couteuse. Dès lors, l'électricité produite par des turbines alimentées par la force hydraulique ou par le charbon se diffusa partout pour alimenter les machines-outils dans les usines. L’industrie chimique profita de l’essor des laboratoires de recherche et se développa surtout en Allemagne (dès 1899 la société Bayer fabriquait l’aspirine) mais également dans la région lyonnaise et dans la région parisienne.
La seconde industrialisation est également associée à l’exploitation et à la consommation du pétrole. L’histoire, un peu légendaire, attribue à Edwin Drake la paternité du premier forage en 1859 d’un puits de pétrole à Titusville en Pennsylvanie. L’invention du procédé de distillation du pétrole permit de séparer les goudrons, les lubrifiants, les solvants, de l’essence. Dans les années 1860, l’oléoduc fut inventé en Pennsylvanie, et le tanker dans les années 1890. Ce dernier permit ensuite d’exploiter le pétrole du Moyen-Orient ou du Mexique. En 1886, Carl Benz mit au point la première automobile à essence et en 1890, Clément Ader mit au point le premier aéroplane. Ces deux inventions justifièrent ensuite une utilisation croissante et massive du pétrole tout au long du XXe siècle. Le pétrole présentait de nombreux avantages : cette énergie est plus « propre » et plus calorifique que le charbon, son exploitation assez aisée ne suppose pas de grandes concentrations ouvrières revendicatives. Ainsi, même si le pétrole coûte en moyenne 60 % plus cher que le charbon, il présente le grand avantage d’être moins vulnérable aux mouvements de grèves. En 1911, le Premier Lord de l’Amirauté, Winston Churchill décida de convertir au fuel la flotte de guerre britannique jusque là propulsée par le charbon. Cette décision peut-être considérée comme le moment de bascule qui rendit l’économie occidentale dépendante des ressources pétrolières du Moyen-Orient.
Le récit linéaire de l’industrialisation peut conduire à imaginer que le charbon succéda au charbon de bois, puis que le pétrole et électricité remplacèrent le charbon, selon une logique de « transition énergétique ». Or les historiens de l’environnement (François Jarrige, Jean-Baptiste Fressoz, Charles-François Mathis, etc.) ont montré l’inanité de ce schéma : dans les temps passés, une énergie nouvelle ne s’est jamais substituée à la précédente, elle s’y est ajoutée, ce qui a conduit à un essor considérable de la consommation d’énergie. Il vaudrait mieux parler d’addition énergétique plutôt que de transition. Le charbon devint une matière première pour l’industrie chimique et continua à être très largement utilisé comme énergie (sidérurgie, chauffage domestique, locomotives à vapeur) dans les pays industrialisés jusque dans les années 1960. Le charbon est très largement consommé dans les pays du sud où ils ont délocalisé leurs usines et leur pollution. Ainsi, l’humanité n’a jamais consommé autant de charbon qu’en ce début du XXIe siècle. De même, un certain discours techniciste veut faire croire que l’amélioration des performances énergétiques des machines ou des moyens de transport permettrait de réduire la consommation d’énergie et de réduire le réchauffement climatique. Or, historiquement, l’augmentation des performance des machines a toujours conduit à l’essor de la consommation d’énergie, par ce que l’on appelle un « effet rebond ».
Encart : « l’effet rebond »
En 1865, l’économiste William S. Jevons popularisa la notion de « l’effet rebond » dans La Question charbonnière. Il expliqua que le fait d’utiliser des machines plus perfectionnées et moins consommatrices de sources d’énergie n’amène pas une baisse de la consommation globale. L’utilisation croissante de machines plus performantes provoque en réalité une hausse de la consommation globale. Selon les historiens de l’environnement, cette notion montre que la seule technologie n’est pas une solution pour réduire la surconsommation des ressources naturelles.
Les deux guerres mondiales, qui furent aussi des guerres industrielles financées et organisées par les États, accrurent encore plus la place de l’industrie dans l’économie et la société. En France, la Première Guerre mondiale conduisit au développement de l’industrie automobile (Renault et Citroën) et de l’aéronautique utilisant le pétrole comme source d’énergie, mais aussi de l’industrie chimique. Les usines qui fabriquaient les gaz de combat se reconvertirent dans la production de pesticides (les gaz innervant servent aussi bien à tuer les hommes que les insectes). Les usines qui fabriquaient des explosifs se reconvertirent dans la fabrication d'engrais (le nitrate d'ammonium sert aussi bien pour les explosifs que pour les engrais) . D'une certaine manière, en exagérant à peine, on peut affirmer que l'agriculture productiviste actuelle est l'héritière des massacres de la Première Guerre mondiale. En France, ces industries jouèrent un rôle d’entraînement pour toutes les autres industries. La standardisation croissante de la production et l’utilisation de machines-outils actionnées par l’énergie électrique conduisirent, après la Première Guerre mondiale, au développement du travail à la chaîne qui supposait la séparation des activités de conception dévolues aux ingénieurs et aux bureaux d’études, des activités d’exécution dévolues aux ouvriers. Les tâches des ouvriers étaient parcellisées, réduites à quelques gestes simples, et chronométrées pour être accomplies le plus rapidement possible. Frederic W. Taylor théorisa cette nouvelle organisation du travail que l’on a appelé le taylorisme. Taylor appliqua ces principes en 1913 dans les usines Ford de Detroit. Ils se répandirent à partir des années 1920 dans les industries automobiles européennes. Le financement de ces équipements, leur organisation, la mise au travail des ouvriers et leur surveillance, la commercialisation des produits firent apparaître de nouvelles professions : contre-maîtres, ingénieurs, chercheurs, secrétaires, employés de divers niveaux. Il fut alors nécessaire d’accroître les compétences de certains ouvriers. C’est pourquoi le certificat d’aptitude professionnelle (CAP) fut créé en France en 1911. En France, le besoin de main d’œuvre industrielle accrut l’exode rural, désormais rendu possible par la mécanisation de l’agriculture. En 1931, la population urbaine française devint plus nombreuse que la population rurale.
L’article ci-dessous extrait d’un journal syndicaliste rend compte d’une grève aux usines Renault en 1913 contre le chronométrage que la direction ne put imposer qu’après la guerre.
Document : une grève dans les usines Renault contre le chronométrage en 1913
La grève bat son plein chez Renault
A bas le chronométrage !
Comment on fait d'un ouvrier une brute à surproduire
Le chronométrage doit être extirpé, le prolétariat ne peut pas laisser acclimater l’odieuse méthode de Taylor – Telle est la volonté de unanime des grévistes des établissements Renault.
Et la classe ouvrière tout entière les approuvera !
L’atelier enlevé aux ouvriers
Le patronat veut introduire le système du chronométrage pour augmenter la production dans des proportions insoupçonnées. Ce n’est là que son but immédiat. La méthode Taylor lui permet de viser plus haut.
Ce qu’il veut, c’est priver les ouvriers de toute initiative dans leur travail. Ce qu’il veut, c’est leur enlever toute ombre d’influence directe sur la marche de la production.
Comment il procède ? C’est bien simple. Il ne permet plus à l’ouvrier de penser. C’est dans le bureau de chronométrage qu’on fait, pour lui, l’effort cérébral nécessaire. Quant à lui, il n’a qu’à exécuter rapidement et interminablement un des nombreux mouvements dans lesquels se décompose chaque opération.
Voilà comment le patron espère abaisser le niveau moral des travailleurs, les dégoûter du travail et, du même coup, les priver de tout idéal !
Les entraîneurs qui ne travaillent pas
Pour « entraîner » les ouvriers, Renault à sa disposition une équipe de chronométreurs, composée d’anciens ouvriers, véritables brutes ceux-là, et de jeunes techniciens, sortis de l’école professionnelle.
Ces chronométreurs font des essais « préparatoires ». Ils fixent le temps minimum qu’il faut pour exécuter le maximum de pièces. Ce sont ces résultats qui servent de base pour établir les salaires des travailleurs !
Naturellement, ces individus se gardent bien de travailler à côté des ouvriers.
En décembre, lors du dernier mouvement, Renault a promis que les chronométreurs travailleraient tout le temps avec les ouvriers.
Mais ce serait, n’est-ce pas, la débâcle de tout le système. Car les chronométreurs ne pourraient supporter, pas plus que les ouvriers, la terrible course à la vitesse et le surmenage continu.
Aussi Renault n’a pas tenu ses promesses. Ses chronométreurs ne travaillent que cinq ou six heures par semaine ! Juste le temps pour établir une nouvelle série de prix…
Le danger pour le prolétariat
Ne croyez pas cependant que seule la construction mécanique est menacée par la méthode de l’ingénieur Taylor.
Celui-ci la recommande tout particulièrement à l’industrie du Bâtiment et à la Métallurgie.
Les maçons poseront les briques d’une manière « scientifique ». La « flânerie » des travailleurs sera bannie. Il ne faudra plus qu’ils perdent un seul instant et chacun de leurs mouvements sera étudié à l’aide du chronomètre !
Il est possible d’appliquer ces principes à toutes les industries…
Et Taylor dit que sa méthode est une véritable machine de guerre contre le syndicalisme ouvrier.
Il a raison ! Ne la laissons donc pas implanter dans ce pays.
V. Roudine
La bataille syndicaliste, 12 février 1913
Source : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k67640639/f1.item.zoom
La Première Guerre mondiale fournit l'occasion d'introduire le taylorisme dans les usines d'armement puis d'automobile. Ainsi, en 1915, André Citroën, ingénieur polytechnicien et industriel, obtint de l'Etat le financement de la construction d'une usine d'obus sur le quai de Javel, dans le 15e arrondissement de Paris. Dans cette usine neuve et ultramoderne, montée en quelques moins, il installa des machines-outils et mit en œuvre les techniques de la taylorisation qu'il avait pu observer lors d'un voyage aux Etats-Unis. Très vite, l'usine employa près de 12 000 ouvriers, dont plus de la moitié de femmes. Les documents ci-dessous sont extraits d'un recueil de photographies montrant la construction de l'usine et les étapes de la fabrication des obus. Source : [Fabrication d'obus aux usines André Citroën, quai de Javel à Paris] | Gallica (bnf.fr)






Les deux publicités suivantes, tirées du catalogue de vente par correspondance de la manufacture de Saint-Etienne en 1913, sont significatives de la production industrielle en France à la veille de la Première Guerre mondiale. La production de pièces standardisées en acier permettait d'assembler des vélos adaptés à diverses clientèles. Notons également les pneumatiques produits par l'industrie chimique à partir du caoutchouc naturel des forêts tropicales. Le développement des transports permettait la vente par correspondance grâce à ce catalogue très largement diffusé auprès d'une population désormais alphabétisée. Enfin, la vente à crédit (sur 3, 6, 12 ou 18 mois) rendait le produit accessible à la plus grande partie de la population urbaine et assurait la rentabilité de l'entreprise.


Source : Catalogue de la manufacture française d'armes et cycles de Saint-Etienne, 1913. Documents fournis par Laurent Bihl.
Au sortir de la Première Guerre mondiale, l'industrie française se modernisa très rapidement. Elle continua à s'équiper. Par exemple, Citroën possédait 3 450 machines outils en 1919, mais 12 260 en 1929. Les industries chimiques, métallurgiques, automobiles, électriques virent leurs effectifs multipliés par 5 en moyenne. Les grandes entreprises industrielles se concentrèrent à la périphérie des grandes villes telles que Paris (Saint-Denis, Aubervilliers, Ivry, Boulogne Billancourt) et Lyon. Elle attirèrent par exemple les populations rurales bretonnes dans les grandes usines de Saint-Denis et d'Aubervilliers mais également de Nantes. Elle contribuèrent ainsi au développement des banlieues. Le monde ouvrier se coupa des campagnes mais également des centres villes. De cette époque date la figure de l'ouvrier de la grande industrie vivant dans la "ceinture rouge" (communiste) des centres urbains. Il ne faut pas non plus oublier l'apport de près de 2 millions de migrants, principalement polonais et italiens, venus compenser les lourdes pertes humaines de la guerre. Rappelons que, en 1931, la population urbaine dépassa la population rurale.
2.4 L'évolution des sources d'énergie : des exemples à Brest
L’arsenal de Brest, fondé par Richelieu et développé par Colbert au XVIIe siècle, a vu se succéder toutes les étapes de la métallurgie lourde et des modes de transport maritimes. La première source d’énergie, alors que la marine était à voile, fut l’énergie musculaire des bagnards entre 1749 et 1858, date du déplacement du bagne à Cayenne. Le déplacement du bagne coïncide avec le début de l’utilisation du charbon comme source d’énergie pour les machines du port comme pour les navires de guerre. Comme cela a déjà été indiqué, les navires ont gardé leurs gréements et la propulsion par les voiles jusqu’à la fin du XIXe siècle, lorsque les moteurs devinrent suffisamment performants et économes pour pouvoir fonctionner pendant toute une traversée avec le charbon stocké dans les cales des bateaux. A partir des années 1920, les navires de guerre commencèrent à fonctionner au fuel. Parallèlement, l’électricité a servi à alimenter les machines des ateliers et les grues du port. Les documents qui suivent montrent cette évolution.
La vue du port de Brest en 1854 montre des navires de guerre à coque en bois et à voiles. La machine à mâter, située au pied du château servait à déposer les mats sur les navires. Comme toutes les autres grues du port, elle était actionnée par les cabestans eux-mêmes mus par la force musculaire des bagnards. La mise en mouvement de la machine à mâter supposait l’action de 300 bagnards qui se relayaient régulièrement car l’effort physique était intense.

Document : Antoine Léon Morel, Le port de Brest en 1854. Musée de la marine, Paris
Source : http://www.wiki-brest.net/index.php/Fichier:La_tour_a_mater.jpg

Document : les bagnards actionnent les cabestans de la machine à mâter
Source : Le magasin pittoresque, 1847.

Document : Jules Noël, Le travail dans le port, 1844. Dessin. Brest, Musée des beaux-arts
https://commons.wikimedia.org/wiki/File:580_Brest_mus%C3%A9e_beaux-arts_Jules_No%C3%ABl_Le_travail_dans_le_port.jpg
A la fin des années 1850, la construction de navire dotés d’une coque en fer, d’une l’hélice propulsive actionnée par une machine à vapeur, et d’un blindage sur les coques, bouleversa le paysage industriel de Brest. A partir de 1858, les ateliers de Capucins, avec les activités de fonderie, d’ajustage et de montage, étaient capables de produire les grosses chaudières de machines à vapeur pour la flotte de guerre. La grue Gervaize (du nom de son constructeur) appelée aussi « grue revolver » en raison de sa forme, était actionnée par une machine à vapeur signalée par la cheminée située en son centre. Installée sur le môle du viaduc, d’une capacité de portage de 40 tonnes, la grue revolver permettait de déposer dans les navires accostés dans la Penfeld les machines fabriquées par les ateliers des Capucins et acheminées par rails jusqu’à elle. Elle fut démantelée en 1956. Au pied des Capucins, une forge dotée d’un marteau-pilon fabriqué au Creusot en 1867, fonctionna jusqu’en 2005. Il s’y trouve toujours aujourd’hui.

Document : la grue Gervaize ou grue revolver. En face, de l’autre côté de la Penfeld, la corderie, l’hôpital et l’ancien bagne. Source : Daniel Le Couédic et Angélina Meslem, L’arsenal de Brest. La mémoire enfouie. Photographies 1860-1914. Editions Filigrane, Musée national de la Marine, 2013, p. 32.

Document : La grue revolver et un cuirassé sur la Penfeld. A droite, les Capucins, à gauche la corderie et l’hôpital. Carte postale vers 1910. Archives municipales de Brest. Cote3Fi089-025.
Source : https://archives.mairie-brest.fr/4DCGI/Web_DFPict/034/3Fi089-025/ILUMP3931

Document : La grue revolver sur le môle du viaduc déposant une machine sur le cuirassé Neptune, début XXe siècle. Source : http://www.wiki-brest.net/index.php/Chaudronnerie_des_Capucins
La taille et le poids des machines s’accroissant, la capacité de portage de la grue revolver devint insuffisante. En 1912, fut mise en service la grande grue électrique sur la rive opposée de la Penfeld. Sa capacité de portage était de 150 tonnes. Surnommée la Tour Eiffel brestoise, elle fut démantelée en 1977.

Document : la grande grue électrique. Carte postale, début XXe siècle. Archives municipales de Brest, cote : 3Fi080-012. Source : https://archives.mairie-brest.fr/4DCGI/Web_DFPict/034/3Fi080-012/ILUMP28994

Document : Mise en place de la tourelle sur le cuirassé Danton, 31 aout 1910. MnM, PH 16 957. Source : Daniel Le Couédic et Angélina Meslem, L’arsenal de Brest. La mémoire enfouie. Photographies 1860-1914. Editions Filigrane, Musée national de la Marine, 2013, p. 104.
2.5 L'essor industriel après 1945
Après 1945, le monde industriel devint la norme, il bouleversa totalement les sociétés occidentales puis mondiales. La Deuxième guerre mondiale avait stimulé comme jamais la production industrielle et les innovations (énergie atomique, radar, DDT, ordinateurs) qui façonnèrent la nouvelle société industrielle. Le nylon, synthétisé aux États-Unis par la firme DuPont de Nemours en 1936, conquit le monde. Ce produit synthétique fut créé pour concurrencer la soie produite au Japon. L’acronyme nylon signifie : Now You Loose Old Nippon. En Europe occidentale, le plan Marshall financé par les États-Unis entre 1947 et 1952 permit la reconstruction des économies dévastées par la guerre puis fournit les bases d’une croissance économique inégalée, que l’économique Jean Fourastié nomma les Trente glorieuses. Il s’agit largement d’un mythe car les conditions de vie et de travail des salariés français ne s’améliorèrent que très lentement (le niveau des salaires de 1938 ne fut retrouvé qu’en 1955) et ce sont surtout les conflits sociaux qui permirent d’obtenir de meilleurs conditions de travail, de congés payés (en France : deux semaines en 1936, trois semaines en 1956, quatre semaines en 1968, cinq semaines en 1982) et de salaires (en 1968). La hausse du niveau de vie des travailleurs nationaux tenait également à une forte immigration méditerranéenne indispensable pour occuper les emplois industriels les moins qualifiés et les moins payés, notamment dans l’industrie automobile et le bâtiment. Sans compter les atteintes à l’environnement produites par la forte croissance économique. En France, la mécanisation de l’agriculture (tracteurs, moissonneuses batteuses, etc.), le remembrement, l’usage de produits phytosanitaires, financés par les politiques européennes à partir de 1962 (la Politique Agricole Commune) permirent à la France de devenir une puissance agricole mondiale tout en conduisant à l’effondrement du nombre des agriculteurs. Désormais le monde industriel et urbain devint la norme de la vie quotidienne.
Dans les pays d’Europe de l’ouest fut mis en place le compromis fordiste fondé sur l’explosion de la productivité agricole et industrielle (standardisation des produits, automatisation des taches) permettant une hausse de la consommation permise par une redistribution des revenus grâce aux systèmes de Sécurité sociale et grâce à une forte intervention de l’État dans l’économie (indexation des salaires sur l’inflation, législation sociale, entreprises nationalisées, système de planification indicative, etc.).
A partir du premier choc pétrolier de 1973 qui produisit une hausse des prix du pétrole et entraîna une inflation généralisée et supérieure à 10 % par an dans les pays industrialisés capitalistes, la croissance économique se ralentit, le chômage explosa. L’idéologie néo-libérale incarnée par Reagan aux États-Unis à partir de 1980, par Thatcher en Grande-Bretagne à partir de 1979 et reprise en France à partir du « tournant de la rigueur » de 1983 piloté par Mitterrand, Delors et Fabius privilégièrent la baisse des impôts afin de réduire le poids de l’État dans l’économie et la société, ainsi que la dérégulation du compromis fordiste. C'est ce que l'on appelle aujourd'hui la "politique de l'offre" censée produire un ruissellement de la richesse des riches vers les classes populaires. Cette évolution accompagna la globalisation (ou mondialisation) liée à un fort accroissement des échanges à l’échelle mondiale. Ces échanges furent rendu possibles par le développement des transports maritimes et l’utilisation, à partir de 1956, des conteneurs. Ces boites en fer de 20 pieds de long (12 mètres) facilitent la manutention des marchandises depuis le lieu de production jusqu’au lieu de consommation. Elles peuvent être transportées indifféremment par des navires, des camions, des trains, des péniches et même des avions. En réduisant considérablement les coûts de transport, les conteneurs rendirent possible la délocalisation des industries de main d’œuvre (le textile, l’automobile) et des industries polluantes (la sidérurgie) vers les pays où la main d’œuvre était beaucoup moins chère : la Corée du sud, Singapour, les Philippines, le Mexique tout d’abord, puis le Vietnam et surtout la Chine depuis les années 1990. La France fut particulièrement victime de la désindustrialisation : les usines textiles du Nord-Pas-de-Calais fermèrent dans les années 1970, la sidérurgie lorraine disparut dans les années 1980, et l’industrie automobile réduisit ses effectifs à parti des années 1980. La fermeture des usines Renault à Boulogne-Billancourt en 1992 symbolisa cette évolution.
Un élément majeur de la mondialisation fut la révolution numérique avec la mise en place de l’internet (1991 : création du World Wide Web) et la diffusion massive de ce que l’on appelait les micro-ordinateurs dotés des systèmes d’exploitation d’Apple puis de Microsoft. On parlait à l’époque de l’avènement d’une société post-industrielle, comme si nos ordinateurs, nos téléphones, nos vêtements, nos voitures n’étaient plus fabriqués dans des usines.
3. Le travail à la mine
3.1 Les pays noirs
Le mineur de charbon fut sans doute la grande figure de l’âge industriel en raison de l’extrême dangerosité et de l’extrême pénibilité de son travail qui exigeait une force physique mais également une grande solidarité entre les mineurs. Il exerçait une grande fascination à la fois parce qu’il travaillait dans les entrailles de la terre et fournissait la principale source d’énergie, indispensable à l’économie comme à la vie quotidienne de chacun.
De nombreuses vidéos sur l'histoire de la mine sont consultables sur : https://fresques.ina.fr/memoires-de-mines/
Il convient également de connaitre le Centre historique minier de Lewarde dans le Nord : https://www.chm-lewarde.com/fr/le-centre-historique-minier/le-musee/
Comme nous l’avons vu, l’utilisation du charbon se diffusa lentement en Europe. Le besoin de charbon devint majeur à partir des années 1840. Ensuite, l’extraction et la production de charbon doubla tous les vingt ans. L’extraction du charbon créa des paysages (les pays noirs) et des sociétés particulières. Les grands bassins charbonniers se situaient principalement en Grande-Bretagne, dans la Ruhr, le Nord et le Pas-de Calais en France et, plus localement, la région du Creusot, de Saint-Étienne, Decazeville et Carmaux. Les chevalets de mines, les terrils et les habitats ouvriers en briques (les corons) imprimèrent leur marque sur les paysages caractéristiques des régions productrices de charbon noircies par la fumée du charbon. Aujourd’hui, dans le nord de la France, les chevalements ont disparus mais les terrils restent un marqueur identitaire et patrimonial très fort.

Document : les bassins houillers d'Europe de l'ouest
Source : Documentation photographique n°8010, p. 3

Document : Corons à Lens dans les années 1950. Au fond, un terril.
Source : Documentation photographique n° 8010, p. 32.
L’exploitation du charbon était organisée par des compagnies privées qui mobilisaient un capital considérable pour financer les équipements miniers (chemins de fer, chevalements, ascenseurs, boisage des galeries, installations de pompage, etc.). Elle supposait l’emploi d’une grande quantité de main d’œuvre : un millions de mineurs en Angleterre, 400 000 dans la Ruhr, 300 000 en France, 130 000 en Belgique en 1914. Dès le XIXe siècle, les compagnies françaises firent appel aux mineurs anglais très qualifiés puis aux mineurs belges. Après la Première guerre mondiale, elles négocièrent avec l’État polonais la venue de près de 40 000 Polonais. A partir des années 1960, ce fut le tour des mineurs marocains. Partout, les mineurs mirent en place de puissants syndicats qui arrachèrent de nombreuses réformes. En France, les mineurs obtinrent dès 1894 une caisse de de secours et de retraite et, en 1905, la journée de 8 heures pour les travailleurs du fond. D’un autre côté, pour garder sur place et amadouer cette main d’œuvre, les sociétés minières mirent sur pied une politique paternaliste : allocation de maisons individuelles (les corons) avec un jardin potager pour améliorer l’ordinaire et pour passer moins de temps au café, des écoles, des épiceries, des distribution de charbon pour le chauffage, des caisses de secours et de retraite.
3.2 Le travail au fond de la mine
Le travail au fond de la mine resta longtemps peu mécanisé. L’immense roman de Zola, Germinal, paru en 1885 mais dont l’action est située à la fin des années 1870, témoigne de l’extrême pénibilité du travail de la mine.
Les gravures qui suivent représentent les conditions de travail dans les années 1860-1870. Elles sont extraites de l’ouvrage de Louis Simonin, Le Creusot et les mines de Saône-et-Loire. Epinac, sous terre, 1865. En ligne : http://www.lecreusot.com/site/decouvrir/histoire/litterature/mines_epinac/mines_epinac.php
Le travail au fond de la mine était organisé par petites équipes, souvent à dominante familiale, à qui était concédée une veine ou un quartier, sous la surveillance étroite des porions (contre-maîtres) et des ingénieurs. Pour des raisons de sécurité, la discipline était sévère. Les femmes travaillaient en surface pour trier le charbon. Les mineurs étaient acheminés vers le fond par des ascenseurs puissants actionnés par des machines à vapeur puis par des moteurs électriques. Ils devaient ensuite progresser à pied dans les galeries. L’abattage du charbon se fit longtemps avec des pics, maniés par une chaleur et une humidité extrêmes. Des chevaux tiraient les wagonnets chargés de charbon jusqu’aux monte-charges.




Les trieuses de charbon, types du Creusot. (Sur le premier plan, assise sur la brouette, est la mère Dion ; trente-six ans de triage, haute paye)


Documents: L'abattage et le boisage à Lens (Pas-de-Calais), en 1898.
Source : Documentation photographique n° 8010, p. 27.
Commentaire détaillé sur : https://histoire-image.org/etudes/travailleurs-mine-abatteurs

Document : Le premier contact avec le fond
Extrait de : Georges Dumoulin, Carnets de route. Quarante années de vie militante, Editions de l'avenir, Lille, 1938. Source : Documentation photographique n°8010, p. 26
Malgré le soin porté au boisage des galeries, les éboulements pouvaient survenir. Le grisou, un gaz explosif généré par le charbon, était le principal ennemi des mineurs. Le 10 mars 1906 eut lieu la pire catastrophe minière à Courrières dans le Pas-de-Calais. Un coup de grisou provoqua la mort de 1099 mineurs. Une grève de protestation éclata dans tout le bassin minier. Georges Clémenceau, ministre de l'intérieur, fit intervenir l'armée pour réprimer la grève. Cela eut pour effet de provoquer la première grève générale de tous les secteurs d'activité dans toute la France, avec un apogée le 1er mai 1906. Cette grève montre également la centralité de la figure des mineurs dans la classe ouvrière de l'époque.
3.3 Quelques évolutions techniques
Des améliorations furent progressivement apportées à l’équipement des mineurs : un casque (la barrette), des lampes Davy dont la flamme était protégée pour éviter d’enflammer le grisou.
Document : le rôle de la lampe pour le mineur, selon le témoignage d’un jeune mineur au début des années 1920
Avant d’entrer dans la cage, il fallait faire visiter sa lampe par des ouvriers compétents et sérieux en matière de sécurité : les boutefeux ou des ouvriers chargés de la sécurité
- Enlève la cuirasse, me dit Maurice, qui me suivait.
Je m’exécutai, accrochai la cuirasse dévissée à mon épaulette et tendis ma lampe au contrôleur. Tenant ma lampe par le pot, celui-ci vérifia que le verre ne tournait pas, ce qui confirmait qu’il était bien serré entre es rondelles et non ébréché. Il examina la couronne d’entrée d’air à la base de l’armature puis le tamis. Tenant la lampe par le pot, il me commanda de dévisser l’armature, puis de la revisser pour vérifier si la fermeture magnétique fonctionnait parfaitement. Ayant soufflé autour du verre, il constata que la flamme ne bougeait pas.
- Donne moi ta cuirasse, me dit-il.
Je la lui tendis. Il la vissa sur l’armature.
- Surtout, au fond, il ne faut point la dévisser. Tu serais mis à l’amende.
La lampe était la fidèle compagne du mineur. Si l’air était trop pauvre en oxygène, elle l’avertissait en baissant et en s’éteignant, avant même qu’il sente une gêne respiratoire. Il remontait alors en hâte et gagnait l’entrée d’air frais de la galerie la plus proche afin de prévenir ses camarades. La flamme de la lampe servait également à détecter la présence de grisou. Pour cela, elle être bien montée c’est-à-dire avoir un verre en cristal de Baccarat non ébréché, des rondelles d’amiante en haut et en bas, il fallait que les entrées d’air et le double tamis au-dessus du verre ne soient pas endommagés, que la cuirasse de fer se visse bien… Elle devait pouvoir éclairer une dizaine d’heures.
Source : Augustin Viseux (1991). Mineur de fond. Plon : Terre humaine, Pocket, p. 103-105.
A partir des années 1910, l’énergie électrique permit de mieux éclairer les galeries et le transport dans le fond de la mine. Elle permit l’utilisation systématique du marteau-piqueur à air comprimé pour l’abattage du charbon. Cette machine permit un essor considérable de la production de charbon. Cependant, les poussières de charbon dégagée par les marteaux-piqueurs affectèrent les poumons des mineurs qui développèrent la silicose et virent leur espérance de vie se réduire considérablement. Un apparent progrès technique provoqua une catastrophe sanitaire majeure.
La combustion de charbon, qui émet du CO2, des oxydes de soufre et d’azote, suscita très vite de nombreux enjeux environnementaux. Les fumées noires provoquèrent une très forte pollution de l’air, le noircissement des façades des bâtiments (d’où le nom de « pays noirs »), des maladies pulmonaires et une forte mortalité.
La nationalisation des charbonnages de France en 1945 permit de financer la modernisation des installations et d’accroître la production de charbon dans le cadre de la « bataille de la production » de la Libération. La grève des mineurs en 1963 marqua la déclin définitif de la production charbonnière en France.
4. Le travail dans les grands magasins
Le travail dans les grands magasins
Nous avons vu que l’un des moteurs de l’industrialisation fut le développement de la consommation, une fois que les besoins liés à la survie de la plus grande partie de la population furent satisfaits. Des entreprises parisiennes suivirent le modèle anglais au début du XIXe siècle. A partir des années 1840, des magasins de « nouveautés » commercialisaient les tissus de la mode du moment. Très vastes pour l’époque, disposant de plusieurs rayons spécialisés dans divers produits, faisant de la publicité dans les journaux, ils étaient financés par des industriels soucieux d’écouler leur production textile. Ils employaient au départ plusieurs dizaines de salariés et s’adressait à des clients aisés comme le montre la gravure ci-dessous :

Document : Le grand magasin A la ville de Paris. Lithographie, 1843. Paris, musée Carnavalet. Source : La documentation photographique n°8061, p. 27.
Mais les grands magasins se développèrent surtout sous le Second Empire, conformément au récit qu’en fit Zola dans Au bonheur des dames. En 1852, Aristide Boucicaut s’associa avec les frère Videau qui avaient créé Au Bon Marché. Il développa le premier grand magasin offrant un large assortiment de produits dont les prix à faible marge étaient indiqués sur une étiquette. Chaque rayon, mettant en scène les produits, était tenu par des vendeuses, puisque la clientèle était principalement féminine, surveillées par des chef de rayon. Les vêtements n’étaient plus faits sur mesure. Leur coupe était standardisée et ils étaient fabriquée par des ouvrières à domicile. Le magasin fut agrandi à plusieurs reprises : de 300 m² et 12 employés en 1852, il passa à une superficie de 50 000 m² et 1 788 employés en 1877. Il recevait à cette date environ 70 000 visiteurs par jour. Pour attirer la clientèle essentiellement féminine, il créa les premières toilettes pour dames, il créa des catalogues de mode expédiés par la poste et développa la vente par correspondance. Patron paternaliste, Boucicaut créa un caisse de prévoyance et une caisse de retraite pour les employés qui restaient à son service.
Les grands magasins de ce type employèrent une main d’œuvre féminine très nombreuse. Ils profitèrent du développement des classes moyennes qui constituaient leur clientèle privilégiée. D’autres sociétés imitèrent ensuite Boucicaut à Paris : les Grands magasins du Louvre en 1855, A la belle jardinière et le Bazar de l’Hôtel de Ville en 1856, Le Printemps et la Samaritaine en 1865, les Galeries Lafayette en 1896.
Enfin, les grands magasins sont des marqueurs de l'âge industriel : ils vendaient des produits standardisés produits en grande quantité et pour faire face à l’afflux des visiteurs, leurs locaux s’agrandirent, constitués de métal (pour la hauteur des salles d’exposition) et de verre (pour la luminosité).

Document : La coupole des Galeries Lafayette (construite en 1912) aujourd’hui
Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Groupe_Galeries_Lafayette
5. La ville de l'âge industriel
5.1 La croissance urbaine et l'haussmannisation
Avec du retard par rapport aux autres pays d’Europe du nord-ouest, le cadre de vie de la population en France devint progressivement urbain. En 1931, la population urbaine française devint aussi nombreuse que la population rurale, puis continua à s’accroître à la faveur de l’exode rural. En effet, la croissance démographique liée aux progrès de la médecine conduisit à une surpopulation des campagnes par rapport aux terres cultivables disponibles, tandis que l’industrie, située désormais en ville, demandait de plus en plus de main d’œuvre. Les villes industrielles et les grands centres administratifs connurent un fort accroissement de leur population.
La croissance urbaine se fit tout d’abord de manière anarchique. Durant la première moitié du XIXe siècle, les ouvriers connaissaient des conditions de vie effroyables, entassés dans des logements insalubres, des caves, etc., comme le révélèrent les enquêtes de Guépin et de Villermé. Le docteur Villermé mena des enquêtes publiées en 1840 et montrant que les ouvriers se conduisaient mal parce qu'ils vivaient dans des conditions misérables, entassés dans des logements insalubres. Déjà, en 1832, une épidémie de choléra, liée à l’infection de l’eau, fit 20 000 victimes à Paris (dont le président du conseil et ministre de l'intérieur Casimir Perier) et 100 000 au total en France. L'ampleur de l'épidémie et la prise de conscience qu'elle ne touchait pas que les pauvres suscita une grande inquiétude au sein de la bourgeoisie. Comme la médecine de l'époque s'était révélée impuissante face à l'épidémie, on s'intéressa aux questions d'hygiène car on avait établi une corrélation statistique entre le taux de mortalité et l'insalubrité de certains quartiers. Dès lors, des motivations morales conduisirent au développement de l'hygiénisme : il s'agissait de moraliser la classe ouvrière en l'incitant à une meilleure hygiène de vie, afin qu'elle ne pense plus à se révolter, et d'aménager les grandes villes afin de chasser les miasmes vecteurs, croyait-on alors, des maladies. Les aménagements de Paris par le baron Haussmann, préfet de police de Paris de 1853 à 1869 en sont la meilleure illustration. Haussmann mena à Paris une politique d’urbanisation (extension de l’espace urbain) et d’urbanisme (aménagement de la ville). A l’intérieur de l’enceinte des fermiers généraux de la fin du XVIIIe siècle (située sur les actuels boulevards extérieurs reliaient la place de l'Etoile à la place de la Nation en passant par Barbès-Rochechouart au nord et par la place Denfert-Rochereau au sud) se trouvaient les 12 arrondissements de Paris. Au-delà se trouvaient les villages périphériques (Passy, Auteuil, Grenelle, Vaugirard, Bercy, Charonne, Belleville, La Villette, La Chapelle, Montmartre, les Batignolles, Les Ternes), dont l’espace était partiellement urbanisé et laissait encore de la place aux activité agricoles et industrielles. Ces villages étaient enserrés par les fortifications construites en 1845 (sur l'emplacement de l'actuel boulevard périphérique). En 1860, Haussmann fit détruire le mur des fermiers généraux et annexa ces villages pour créer le Paris des 20 arrondissements que nous connaissons encore aujourd’hui. La ville comptait désormais 1,6 million d'habitants. Cette mise en cohérence administrative de l’espace situé à l’intérieur des fortifications en permit l’urbanisation et l’aménagement.

Le Paris d'Hausmann. Source : L'Histoire.fr
Le contraste est grand avec la carte ci-dessous représentant Paris dans les années 1840 : pas encore de fortifications, pas de grand boulevards reliant les gares entre elles, un lacis de rues étroites (entre 2,5 et 7 m de large sur l'ile de la cité) dans le centre de Paris qui rendaient les transports malaisés. On pensait à l'époque (avant Pasteur) que ces rues pestilentielles, étroites et tortueuses piégeaient les miasmes à l'origine des épidémies. Ajoutons que la plupart des Parisiens s'approvisionnaient en eau aux fontaines publiques, souvent alimentées par l'eau de la Seine. Les installations sanitaires comme les égouts étaient rares (107 km de canalisations en 1852). Les gares étaient situées juste à la limite de l'ancienne enceinte des fermiers généraux..

Document : Carte d'état-major, années 1840. Source : Géoportail

Document : La rue des Marmousets, située dans l'île de la Cité, dans les années 1850, près de l'Hôtel-Dieu.

Document : La rue Tirechamp dans le vieux « quartier des Arcis », démolie au cours de l'extension de la rue de Rivoli. Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Transformations_de_Paris_sous_le_Second_Empire

L'île de la Cité et son tissu urbain médiéval avant les travaux haussmanniens (plan Vaugondy de 1771). Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Paris-cite-vaugondy-1771.jpg

L'île de la Cité remodelée par les travaux d'Haussmann : nouvelles rues transversales (rouge), espaces publics autour de Notre-Dame (bleu clair) et bâtiments (bleu foncé).
Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Paris-cite-haussmann.jpg
Obéissant à la perspective hygiéniste, le préfet de Paris Haussmann, entre 1853 et 1870, décida de faire circuler l’air et les hommes en traçant de grands boulevards rectilignes dans le bâti ancien et insalubre. Ces trouées provoquèrent des destructions considérables dans le bâti ancien, comme le montrent les deux plans ci-dessus de l'ile de la Cité. Les nouveaux boulevards furent bordés par des rangées d'arbre et par les grands immeubles « haussmanniens » qui firent désormais l’unité architecturale de Paris. Le tableau de Caillebotte ci-dessous signale l'immense différence entre la ville haussmannienne et la ville héritée du Moyen-Age et détruite par l'haussmannisation.

Document : Gustave Caillebotte, Rue de Paris, temps de pluie - Jour de pluie à Paris, )au croisement des rue de Turin et rue de Moscou, 1877. Art Institute of Chicago.
Source: https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Caillebotte_Rue_de_Paris.jpg

Les principaux axes créés ou transformés sous le Second Empire (en rouge) et au début de la Troisième République (en bleu), ainsi que les espace verts aménagés.
Source : https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/0/09/R%C3%A9alisationsUrbaines2ndEmpire.jpg
Les plans ci-dessus indiquent la chronologie de l'ouverture des voies Haussmanniennes. Haussmann élabora tout d'abord le "premier réseau",- celui de la "grande croisée" est-ouest / nord-sud (1855-1859) dégageant le centre de Paris : la rue de Rivoli, commencée en 1800 à partir de la place de la Concorde fut prolongée vers l'est jusqu'à la place de la Bastille. Cet axe fut croisé par un axe nord-sud avec le boulevard de Strasbourg vers la gare de l'Est et la rue de Rennes vers la gare Montparnasse. Le deuxième réseau du début des années 1860 doubla la grande croisée par le boulevard de Sébastopol et le boulevard Saint-Michel, coupés par l'axe est-ouest des grands boulevards sur la rive droite. En même temps, de grands axes circulaires (boulevard Magenta, du Port Royal, du Prince Eugène, de l'Alma) entourèrent le vieux centre de Paris et relièrent entre elles les grandes places, les principaux monuments et les gares construites par les compagnies de chemin de fer. On remarquera au passage les références aux victoires militaires du Second Empire, en Italie et en Crimée. Les boulevards du "troisième réseau", dans les années 1870 (en tirets sur le plan), servir à relier entre eux les deux réseaux précédents (boulevard Saint-Germain, Avenue de l'Opéra). Un passage très célèbre du roman d'Emile Zola, La curée, résume l'historique de ces aménagements. Du haut de la butte Montmartre, dans un épisode situé par l'auteur au début du Second Empire, l'affairiste Saccard détaille devant sa femme Angèle le tracé des futurs boulevards :


Emile Zola, La curée (1872), Folio classique, 1999, p. 113-114.
Les jardins publics furent aménagés par l'ingénieur Alphand pour favoriser également la circulation de l’air (parc Monceau, parc Montsouris, Buttes-Chaumont, les bois de Boulogne et de Vincennes, les squares). La photographie ci-dessous montre le site des anciennes carrières de gypse des Buttes-Chaumont en cours d'aménagement (ici: le promontoire et le pont suspendu construit par Gustave Eiffel), avant l'inauguration du parc des Buttes-Chaumont le 1er avril 1867.

Document : vue de l’aménagement du parc des Buttes-Chaumont : le promontoire et le pont suspendu construit par Gustave Eiffel. Cliché Charles Marville.
Source: https://www.paris.fr/pages/haussmann-et-marville-une-histoire-de-l-urbanisme-et-de-la-photographie-23455

Document: Le parc des Buttes-Chaumont dans les années 1890. Bibliothèque nationale de France, département Estampes et photographie, PETFOL-VE-1356
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b84470040/f34.item
Il fallait également faire circuler l’eau. Sous l’impulsion de l’ingénieur Eugène Belgrand, l’eau potable fut acheminée par des canalisations et des aqueducs depuis des sources situées à plusieurs dizaines de kilomètres de Paris vers d’immenses réservoirs situés à proximité des fortifications. Le volume d'eau distribué à Paris fut multiplié par trois. L’eau courante arriva jusqu’en haut des immeubles de la rive droite en 1865, de la rive gauche en 1875. Les eaux usées furent désormais rejetées dans la Seine par le nouveau réseau d’égouts (plus de 800 km). De même, la nourriture circulait grâce à la construction des Halles par Baltard au centre de Paris (détruites en 1971, elles se situaient à l'emplacement de l'actuel Forum des Halles). Construites en métal et en verre, ces halles sont significatives de la nouvelle architecture industrielle.

Document : Halles centrales de Paris. – Vue générale. — Dessin de Lancelot reproduit dans Magasin Pittoresque, t. XXX, janvier 1862, p. 28 Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Les_Halles_4.jpg

Document : Les Halles Baltard. Vue intérieure du pavillon central. BnF, Estampes et photographie, VA-229 (C)-FOL
Source : https://passerelles.essentiels.bnf.fr/fr/image/2e217be5-417e-4bd3-adbd-e19667d3c0e7-halles-baltard-2
Les gares construites par les grandes compagnies de chemin de fer célébrèrent également l'âge industriel avec leurs vastes halles faites de verrières supportées par une armature de fer. La gare du Nord, construite par l'architecte Hittorff et inaugurée en 1865, en offre sans doute l'exemple le plus marquant. N'oublions pas la gare Saint-Lazare peinte à de nombreuses reprises par Claude Monet.

Document : la façade monumentale de la gare du Nord avec les statues symbolisant les principales destination du réseau Nord. Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Gare_du_Nord,_Paris_9_April_2014_013.jpg

Document : La halle de la gare du Nord aujourd'hui.
Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Paris_Gare_du_Nord_station_-_Flickr_-_TeaMeister.jpg
Parallèlement, Haussmann mena une politique de prestige en faisant construire de grands bâtiments mis en valeur par les boulevards : les gares monumentales, l’Opéra Garnier, les théâtres du Chatelet et de la Ville, le Cirque d'hiver, les églises (Saint-François-Xavier, Notre-Dame des Champs, Trinité, Saint-Augustin), les mairies d'arrondissement, la fontaine Saint-Michel etc. Les grands immeubles haussmanniens (3 800 environ) remplacèrent les habitats insalubres des vieux quartiers centraux de Paris, ce qui conduisit à une ségrégation socio-spatiale définitive : la bourgeoisie s’installa dans les immeubles des beaux quartiers et les ouvriers furent refoulés dans les quartiers périphériques.


Document : L'avenue de l'opéra avant et après les travaux de percement de l'avenue. Vue depuis le toit de l'opéra de Paris. Source : https://paris1900.lartnouveau.com/paris01/rues/avenue_de_l_opera.htm

Document : Dégagement de l'Opéra de Paris devant l’opéra de Paris. Démolition de la butte des Moulins qui s'étendait jusqu'au Louvre, en 1867, lors des travaux du baron Georges Eugène Haussmann. Roger-Viollet / Roger-Viollet. Source : https://www.paris.fr/pages/haussmann-l-homme-qui-a-transforme-paris-23091

Document : Le percement de l'avenue de l'Opéra : l'arasement de la butte du moulin et la destruction des immeubles anciens, vers 1877. Photographie par Charles Marville. BnF. Source : https://passerelles.essentiels.bnf.fr/fr/image/1427acd4-49ca-4210-bd8b-4e31e9173c9c-necessaires-destructions

Document : L'avenue de l'Opéra vers 1900 (au fond, l'Opéra) Source : Textes et documents pour la classe n°693, p. 11.

Camille Pissarro, Avenue de l'Opéra, soleil, matinée d'hiver 1898, Musée des Beaux-Arts, Reims. Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Camille_Pissarro_-_Avenue_de_l%27Opera_-_Mus%C3%A9e_des_Beaux-Arts_Reims.jpg
Ces travaux contribuèrent à chasser les populations les plus modestes des taudis du centre de Paris vers la périphérie et vers l'est de Paris, inaugurant ainsi une ségrégation socio-spatiale opposant désormais l'ouest bourgeois et l'est populaire et ouvrier, comme l'indique la carte ci-dessous.

Par la suite, le préfet de police de Paris, Eugène Poubelle, prit un arrêté en 1883 obligeant les habitants à déposer leurs déchets ménagers dans un récipient en métal doté d’un couvercle. En 1894, par un autre arrêté préfectoral, il obligea les propriétaires des immeubles à relier leur immeuble au tout-à-l’égout. Pour les historien·nes de l’environnement, ces mesures, qui procurèrent un gain d'hygiène considérable, marquèrent également une rupture dans la gestion urbaine. Elles permirent d'expulser hors de l’espace urbain les déchets et les excréments humains et animaux (notamment les chevaux). Cependant, auparavant, ces productions étaient systématiquement recyclées par une armée de chiffonniers, près de 100 000 à Paris en 1860 : les chiffons servaient à faire du papier, les os d’animaux servaient à la production de boutons, les excréments servaient d’engrais dans les campagnes environnantes, etc. Mais la logique hygiéniste et les gains de productivité de l’industrie rendirent obsolète cette économie du recyclage que nous appellerions aujourd’hui « circulaire ».
5.2 Une ville industrielle : Le Creusot
En France, la ville du Creusot reste le symbole même de la ville industrielle développée au cours du XIXe siècle à partir d’un activité industrielle. En 1782, une fonderie royale de fonte au coke puis une cristallerie y avaient été créées sur une mine de charbon exploitée depuis 1769.

Document : Vue de la Fonderie royale du Creusot en 1785. © CUCM, document Écomusée, reproduction D. Busseuil. Source : https://www.creusotmontceautourisme.fr/decouvrir/le-creusot/passe-industriel/histoire-du-creusot
Les illustration qui suivent sont extraites de : Louis Simonin, Le Creusot et les mines de Saône-et-Loire. Le Creusot, la naissance d’une grande usine, 1865. En ligne :
http://www.lecreusot.com/site/decouvrir/histoire/litterature/mines_creusot/mines_creusot.php
Les frères Schneider, Adolphe et Eugène, rachetèrent l’usine et les mines de charbon en 1836. Profitant des mines de charbon du site, tout en faisant venir le minerai de fer depuis l'ile d'Elbe et l'Algérie, ils ont développé la fonte au coke et le convertisseur Bessemer. Dans les années 1860, cette usine devint un grand centre de productions métallurgiques (rails, locomotives, machines à vapeur de navires, armements).


Document : Plan des usines et de la ville du Creusot en 1865

Document : Vue du Creusot en 1865
Dans les années 1860, fut construite la grande forge pour la production de métallurgie lourde qui fit du Creusot l’une des principales régions industrielles françaises. Les frères Schneider abandonnèrent la fonte au bois au profit de la fonte au coke, et ils furent parmi les premiers à expérimenter le convertisseur Bessemer. C’est au Creusot que fut construit le pont tournant de Brest construit en fer inauguré en 1863 et détruit par les Allemands en 1944.

Document : Fabrication des rails de chemin de fer dans l’ancienne forge du Creusot

Document : Une pièce de métal est manœuvrée pour être placée sous le marteau-pilon de la forge
Par la suite, les usines du Creusot s’équipèrent d’installations gigantesques dont la plus célèbre fut le marteau-pilon de 100 tonnes, en service entre 1877 et 1930, et qui reste encore le symbole de la ville. Dans les années 1860, les usines furent équipés de convertisseurs Bessemer et Martin puis d'un convertisseur Thomas pouvant produire de l'acier en déphosphorant la fonte produite à partir de minerai lorrain phosphoreux. En 1865, les usines du Creusot réalisaient 10 % de la production métallurgique française.

Document : La halle du marteau-pilon de 100 tonnes en 1881. © CUCM, document Écomusée, reproduction D. Busseuil. Source : https://www.creusotmontceautourisme.fr/decouvrir/le-creusot/passe-industriel/patrimoine-industriel-preserve/le-marteau-pilon
Lors de la Grande dépression de la fin du XIXe siècle, Le Creusot abandonna la production de rails de chemin de fer pour la grosse mécanique : locomotives à vapeur, armement (blindage de navires à partir d'aciers spéciaux, artillerie, etc.).

Document : Les ateliers d'usinage des locomotives à vapeur des usines Schneider du Creusot en 1881. © CUCM, document Écomusée, reproduction D. Busseuil. Source : https://www.creusotmontceautourisme.fr/decouvrir/le-creusot/passe-industriel/histoire-du-creusot
La ville du Creusot s’est développée pour loger la main d’œuvre nécessaire à l’industrie. Alors que les usines du Creusot employaient 2 500 ouvriers en 1845, elles en employaient 10 000 en 1865 et 15 000 en 1878. Pour loger et contrôler cette main d'œuvre, Eugène Schneider appliqua une politique paternaliste à l’égard de la population de la ville. Le paternalisme consistait à organiser tous les rapports entre patrons et ouvriers d’une entreprise au sein et en dehors de l’entreprise. A la logique économique consistant à fidéliser les ouvriers nécessaires à les bonne marche de l’entreprise, s’ajoutait une logique moralisatrice d’inspiration religieuse : les patrons devaient prendre soin des ouvriers qui leur étaient confiés. Il fallait éviter également qu'ils se sentent attirés par les idées révolutionnaires. On rencontre cette logique avec les Peugeot à Montbéliard, les Seydoux au Cateau-Cambresis et les Dollfus en Alsace. A la ville du Creusot s'applique parfaitement l'analyse du philosophe Michel Foucault Ainsi, les Schneider mirent en place un mécanisme de contrôle des corps par le découpage régulier des quartiers ouvriers et l'attribution d'une maison à chaque famille. En effet, à partir de 1865, fut construite une cité ouvrière pour loger les ouvriers dans des maisons individuelles, avec possibilité d’accession à la propriété. Des prêts étaient consentis à cet effet pour aider l'accession des ouvriers à la propriété si ces derniers possédaient déjà la moitié du prix d'achat de la maison (ce qui les obligeait à épargner au préalable). Ce mécanisme disciplinaire de contrôle des corps passait également par l'encouragement à cultiver un potager qui fournissait un complément alimentaire à la famille et limitait le séjour des ouvriers au café. A ce contrôle individuel des corps s'ajoutait des mécanismes de régulation de la population dans son ensemble : incitation à épargner pour acheter son logement, mise en place d'un système de protection sociale (caisse de secours, caisse d’épargne et caisse de retraite). A cela s'ajoutait un hôpital, des écoles primaire et une école « communale et industrielle » de formation professionnelle afin d’assurer le renouvellement de la main d’œuvre et sa promotion professionnelle, une église ornée de vitraux représentant Eugène Schneider en Saint-Eloi.

Source : Les établissements Schneider. Economie sociale. 1912
http://www.lecreusot.com/site/decouvrir/histoire/litterature/economie_sociale/economie_sociale_epargne.php
Document : Un élément de la politique paternaliste et moralisatrice de Schneider : le logement ouvrier
L'acquisition d'un « Bien de famille », jardin ou maison, est d'ailleurs une forme plus féconde encore en heureux résultats que la constitution d'un Capital. Cette possession du sol sur lequel on vit assure un enracinement plus profond de l'idée familiale, de la continuité des traditions (…).
Pour faciliter cette possession du foyer et encourager, sous une autre forme, l'esprit d'épargne et de prévoyance, MM. Schneider, inaugurant les premiers ce système (…) ont, depuis 1845, cédé à leur personnel des terrains leur appartenant, bien au-dessous de leur valeur, et ils ont consenti d'importantes avances pour des achats de terrains et la construction de maisons.
Toutefois, pour ne pas donner aux familles des désirs disproportionnés avec leurs perspectives budgétaires, les avances ne sont consenties, en principe, aux ouvriers ou employés que s'ils possèdent déjà au moins la moitié de la somme nécessaire à la construction projetée, y compris rachat du terrain. Si l’agent veut d'abord acheter son terrain, en attendant que l'amélioration de sa situation lui permette d'y édifier une maison, il peut obtenir une avance, égale encore à la moitié de la somme nécessaire à cette acquisition. La demande d'avance doit toujours précéder l'acquisition du terrain ou la construction. Aucun prêt ne peut être consenti pour le remboursement de sommes antérieurement dues : ces avances ont pour but de faciliter l'économie et la prévoyance et non de substituer simplement MM. Schneider à des créanciers existants
Source : Les établissements Schneider. Economie sociale. 1912

Document : Vitrail de l’église Saint-Henri au Creusot (1883).
En bas à droite, Eugène Schneider représenté en Saint-Eloi (patron des forgerons). Source : https://www.creusotmontceautourisme.fr/a-voir-a-faire/activites/sites-et-visites/eglise-saint-henri-3045031#lg=1&slide=3
Alors qu’elle était peuplée de 2 700 habitants en 1836, la ville atteignit 26 000 habitants en 1872 et 38 000 en 1921. Cette progression du nombre d'habitants est caractéristique d'une ville industrielle attirant énormément de population, notamment avec l'exode rural. Mais la ville du Creusot reste un cas particulier dans le processus d'urbanisation qui, en France, fut beaucoup plus lent que dans els autres pays industrialisés. La photographie ci-dessous montre l'ampleur des fumées et le caractère malsain de l'environnement pour les populations.

Document : Vue de la ville du Creusot (plaine des Riaux) depuis la grande cheminée de la plate‑forme des hauts-fourneaux, le 19 juillet 1916
Source : https://books.openedition.org/igpde/docannexe/image/4967/img-2.jpg
L’espace de la ville était organisé autour du château de la Verrerie, ancienne verrerie royale et lieu de résidence de la famille Schneider. Adolphe Schneider fut maire, conseiller général et député du Creusot jusqu’à sa mort en 1845. Son frère Eugène repris son mandat de conseiller général et de député et président du corps législatif (équivalent du président de l'Assemblée nationale) de 1852 à 1870. Il était toujours élu triomphalement. La logique moralisatrice du paternalisme ne s’accommodait pas du syndicalisme et des grèves. Pourtant, le Creusot fut de théâtre de grandes grèves en 1870 puis en 1871, lors de la Commune de Paris, et en 1899. Mais le Creusot échappa aux grèves du Front populaire en 1936 en raison d’une intense répression syndicale.

Document : Jules Adler, La grève au Creusot (1899). Musée des Beaux-arts de Pau Source : https://histoire-image.org/etudes/greve-creusot-1899-0
Sur la grève de 1870, voir le dossier très complet sur le site Retronews : https://www.retronews.fr/politique/echo-de-presse/2018/03/13/janvier-1870-le-creusot-en-greve
6. La naissance de la question ouvrière
6.1 Vers l'organisation d'un mouvement ouvrier
Dans la première moitié du XIXe siècle, les élites au pouvoir prirent conscience de l’existence de la classe ouvrière, tandis que cette dernière prit conscience d’elle-même au cours des luttes qu’elle mena pour obtenir une amélioration de ses conditions de vie et de travail. Ce que l’on nomma alors la question ouvrière désignait d’une part la prise de conscience par les élites économiques, politiques et intellectuelles de la misère ouvrière et de sa construction comme un problème politique et désignait d’autre part l’essor, dans l’espace publics, de discours, de journaux ou de mouvements qui s’exprimaient au nom de la classe ouvrière. En France, les dirigeants politiques prirent conscience de cette question sociale en découvrant l’extrême misère dans laquelle vivaient les ouvriers et des risques politiques et démographiques (la très forte mortalité infantile et la faible espérances de vie des ouvriers avant 1850 risquaient de provoquer un déclin démographique de la France) qui en découleraient. Ils s’inquiétaient également de l’état physique des ouvriers des grandes régions industrielles qui ne pouvaient de ce fait pas accomplir leur service militaire, ce qui risquait d’affaiblir l’armée française. En 1841, 61 % des jeunes gens du département du Nord (un département déjà très industrialisé) en âge de faire leur service militaire furent réformés en raison de leur état physique. A Amiens, dans les années 1830, alors qu'il fallait 193 conscrits des classes aisées pour fournir 100 hommes aptes au service militaire, il en fallait 383 dans les classes populaires. Des enquêtes célèbres documentèrent cette misère : Nantes au XIXe siècle (1835), du docteur Guépin et surtout Tableau de l'état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie (1840), de Villermé. Ces ouvrages signalent les effets destructeurs pour la santé du temps de travail, de 10 à 15 heures par jour, des conditions de travail (le bruit et la chaleur des usines métallurgiques, les poussières dans l'air des usines textile, la pénibilité physique des travaux), des salaires de misère qui permettaient tout juste de survivre. Ces ouvrages documentent également l'insalubrité des logements ouvriers, souvent humides, malsains et surpeuplés.
Le célèbre et magnifique poème de Victor Hugo, ci-dessous, illustre cette prise de conscience, par certaines personnes, de la situation terrible des ouvriers dans la première moitié du XIXe siècle.
Document : Victor Hugo : Melancholia, poème écrit en 1838 et publié en 1856 dans le recueil Les contemplations
Où vont tous ces enfants dont pas un seul ne rit ?
Ces doux êtres pensifs que la fièvre maigrit ?
Ces filles de huit ans qu'on voit cheminer seules ?
Ils s'en vont travailler quinze heures sous des meules
Ils vont, de l'aube au soir, faire éternellement
Dans la même prison le même mouvement.
Accroupis sous les dents d'une machine sombre,
Monstre hideux qui mâche on ne sait quoi dans l'ombre,
Innocents dans un bagne, anges dans un enfer,
Ils travaillent. Tout est d'airain, tout est de fer.
Jamais on ne s'arrête et jamais on ne joue.
Aussi quelle pâleur ! la cendre est sur leur joue.
Il fait à peine jour, ils sont déjà bien las.
Ils ne comprennent rien à leur destin, hélas !
Ils semblent dire à Dieu : - Petits comme nous sommes,
Notre père, voyez ce que nous font les hommes !
Ô servitude infâme imposée à l'enfant !
Rachitisme ! travail dont le souffle étouffant
Défait ce qu'a fait Dieu ; qui tue, œuvre insensée,
La beauté sur les fronts, dans les cœurs la pensée,
Et qui ferait - c'est là son fruit le plus certain ! -
D'Apollon un bossu, de Voltaire un crétin !
Travail mauvais qui prend l'âge tendre en sa serre,
Qui produit la richesse en créant la misère,
Qui se sert d'un enfant ainsi que d'un outil !
Progrès dont on demande : Où va-t-il ? que veut-il ?
Qui brise la jeunesse en fleur ! qui donne, en somme,
Une âme à la machine et la retire à l'homme !
Que ce travail, haï des mères, soit maudit !
Maudit comme le vice où l'on s'abâtardit,
Maudit comme l'opprobre et comme le blasphème !
Ô Dieu ! qu'il soit maudit au nom du travail même,
Au nom du vrai travail, sain, fécond, généreux,
Qui fait le peuple libre et qui rend l'homme heureux !
En outre, la loi Le Chapelier et le décret d’Allarde de 1791, qui avaient interdit en France les corporations (les syndicats), le décret de 1803 qui avait interdit les coalitions d’ouvriers (les grèves), et l‘instauration du livret ouvrier en 1803 (voir le post sur la Révolution française et l’Empire), empêchaient légalement les ouvriers de se défendre. Toutes ces interdictions étaient reprises dans les articles 414, 415, 416 du Code pénal de 1810. En outre, l'article 1781 du Code civil de 1804 plaçait les ouvriers sous la dépendance de leur patron. Il indiquait : "Le maitre est cru sur son affirmation pour la quotité des gages, pour le paiement des des salaires de l'année, et pour les acomptes donnés pour l'année courante". Cependant, à partir des années 1830, les ouvriers se révoltèrent à plusieurs occasions (la révolte des Canuts de 1831 et 1834, la révolte de juin 1848) et, malgré la répression féroce dont ils furent victimes, ils commencèrent à se faire entendre. Progressivement, émergea la nécessité pour la classe ouvrière de s’organiser elle-même pour défendre ses intérêts.
D’un côté, les ouvriers mirent en place des sociétés de secours mutuel pour venir en aide aux ouvriers malades, ainsi que des coopératives d’achat de denrée de première nécessité. Chacun cotisait à une caisse de secours mutuel organisée par profession et par région. En cas de maladie ou d'accident du travail, la caisse fournissait un secours à ses adhérents. A la veille de la révolution de 1848, on comptait en France environ 2 000 sociétés de secours mutuel qui apprirent la solidarité et l'entraide aux ouvriers. Elle furent réorganisées dans un sens autoritaire par un décret de 1852 qui leur attribuait un local et une subvention de l'Etat si elles acceptaient que leur bureau soit nommé par l'Etat. En 1869, plus de 6 000 sociétés de secours mutuel regroupaient près de 800 000 sociétaires.
D’un autre côté, les ouvriers commencèrent à s’organiser pour imposer des modifications de leurs conditions de travail et des hausses de salaires, et pour changer la société (voir le post sur "1892 : le centenaire de la République" pour l'évocation de la révolte des Canuts lyonnais et de la Commune de 1871). Cette évolution découlait également de la concentration croissantes des ouvriers dans de grandes usines qui prirent ainsi conscience de leur nombre et de leur force et qui engagèrent de nombreuses grèves (grève des mineurs d'Anzin en 1863 et 1866, grève des ouvriers du Creusot en 1870, grève des mineurs de Carmaux en 1892, grève des cheminots en 1910...). La création d’une section française de l’Association internationale des travailleurs (AIT, appelée aussi la première Internationale, basée à Londres) en 1864 contribua à l’émergence postérieures d’organisations ouvrières syndicales et politiques constituant le mouvement ouvrier proprement dit. L'AIT, dirigée notamment par Karl Marx à Londres, permit en effet les rencontres entre des délégations ouvrières de l'Europe entière durant les années 1860. Certains membres de l'AIT furent des membres éminents de la Commune de Paris. Cependant, la répression de la Commune en 1871 porta un coup terrible au mouvement ouvrier français.
La loi de 1884, autorisant les syndicats, aida à la construction d'organisations syndicales. Des fédérations de métiers existaient de façon plus ou moins clandestine et éphémère. Dans les années 1890, le syndicalisme ouvrier se constitua sur deux bases. Sur une base locale furent d'abord créées les bourses du travail qui regroupaient les ouvriers d'une localité, sans distinction de métiers. En 1892, se tint à Saint-Etienne le Congrès constitutif de la Fédération nationale des bourses du travail rapidement dirigé par Fernand Pelloutier. En 1911, il existait 140 bourses du travail en France, soit une par ville importante. Elles servaient de soutien local en cas de grève, elles créèrent des coopératives et des caisses de secours, et contribuèrent à l'éducation ouvrière. D'autre part, la Confédération Générale du Travail (CGT) fut créée en 1895 sur une base confédérale : elle regroupait des bourses du travail et des fédérations de métiers pour coordonner l'action syndicale des métiers à l'échelle nationale. La CGT était dominée par le syndicalisme révolutionnaire qui associait la lutte pour l'amélioration des conditions de vie et de travail au renversement du capitalisme afin d'instaurer une société plus juste. La CGT défendait à cet égard le mot d'ordre de "grève générale". En octobre 1906, dans un contexte de grèves massives (voir ci-dessous), la CGT adopta la Charte d'Amiens qui établit l'indépendance du syndicat vis-à-vis des partis politiques car les anarchistes qui la dirigeaient n'étaient pas convaincus par le discours apparemment révolutionnaire porté par les partis socialistes.
Document : La charte d'Amiens, adoptée au 9e congrès de la CGT, le 13 octobre 1906
La CGT groupe, en dehors de toute école politique, tous les travailleurs conscients de la lutte à mener pour la disparition du salariat et du patronat (...).
Dans l'œuvre revendicatrice quotidienne, le syndicalisme poursuit la coordination des efforts ouvriers, l'accroissement du mieux-être des travailleurs par la réalisation d'améliorations immédiates, telles que la diminution des heures de travail, l'augmentation des salaires, etc. (...).
Mais cette besogne n'est qu'un côté de l'œuvre du syndicalisme ; il prépare l'émancipation intégrale, qui ne peut se réaliser que par l'expropriation capitaliste ; il préconise comme moyen d'action la grève générale et il considère que le syndicat, aujourd'hui groupement de résistance sera, dans l'avenir, le groupement de production et de répartition, base de réorganisation sociale (...).
En ce qui concerne les organisations, le Congrès décide qu'afin que le syndicalisme atteigne son maximum d'effet, l'action économique doit s'exercer directement contre le patronat, les organisations confédérées n'ayant pas, en tant que groupements syndicaux, à se préoccuper des partis et des sectes qui, en dehors ou à côté, peuvent poursuivre en toute liberté la transformation sociale (...).
La première décennie du XXe siècle fut en effet marquée par des mouvements de grève profonds mais violemment réprimés. Après la catastrophe de la mine de Courrières, le 10 mars 1906, lors de laquelle 1 200 mineurs périrent d'un coup de grisou, un puissant mouvement de grève s'étendit dans tout le pays noir, dans le Nord-Pas-de-Calais. Le ministre de l'intérieur, Clémenceau, fit intervenir l'armée, ce qui provoqua l'effet inverse de ce qui était attendu : le mouvement de grève s'étendit dans toute la France pour atteindre son paroxysme le 1er mai 1906. Pour la première fois dans l'histoire du mouvement ouvrier français, tous les corps de métier firent grève en même temps. L'espoir d'une révolution porté par la grève générale devint largement partagé, en vain. En 1907, les vignerons de l'Aude se révoltèrent à cause de la chute des prix du vin et de leurs revenus. Clemenceau envoya à nouveau l'armée, les dirigeants du mouvement furent arrêtés et, à Narbonne, une fusillade fit cinq morts. Le 17e régiment d'infanterie, constitué en grande partie d'appelés de la région, refusa de marcher contre eux, se mutina et fraternisa avec les manifestants. L'année suivante, en 1908, éclata une grève des ouvriers du bâtiment à Draveil, Vigneux et Villeneuve-Saint-Georges (actuel département du Val-de-Marne) pour obtenir une hausse des salaires et la réduction de la journée de travail à 10 heures. Clémenceau, toujours lui, envoya l'armée qui tua quatre ouvriers. En 1910, les cheminots lancèrent la première grève générale de l'histoire de leur profession pour obtenir la journée de repos hebdomadaire et une augmentation des salaires. Le président du conseil, Aristide Briand, un ancien socialiste (voir le § suivant), réquisitionna 15 000 cheminots en les menaçant du Conseil de guerre pour casser le mouvement de grève.
Parallèlement au mouvement syndical, le mouvement politique se structura progressivement. Jules Guesde (1845-1922), introducteur (un peu simplificateur et schématique) du marxisme en France créa le Parti ouvrier français en 1882. Il considérait que le fait de se présenter aux élections législatives et municipales devait servir de tribune pour faire connaitre ses idées. Mais, selon lui, l'action politique devait d'abord préparer la révolution socialiste et la prise du pouvoir politique et économique par la classe ouvrière. Ce parti adopta comme hymne L'Internationale vers 1895. En parallèle, autour de Paul Brousse (1843-1912) fut créée la Fédération des travailleurs socialistes de France accordant la priorité à la conquête électorale des municipalités et les revendications pour les réformes immédiates destinées à améliorer les conditions de vie et de travail des ouvriers. Ce parti était qualifié de "possibiliste" et considérait que la conquête démocratiques et les réformes possibles en fonction du contexte politique permettraient d'accéder graduellement au socialisme. De cette époque date le débat entre les "révolutionnaires" et les "réformistes": peut-on changer la société en préparant la révolution ou en s'attachant d'abord à l'obtention de réformes sociales progressives ? Jean Allemane (1843-1935), un ancien communard, quitta le parti de Brousse en lui reprochant son électoralisme pour fonder le Parti ouvrier socialiste révolutionnaire afin de s'adresser en priorité aux ouvriers et aux syndicats, car il pensait que la lutte politique devait être première. Enfin, de nombreuses personnalités, parfois maires ou députés (Jean Jaurès, Alexandre Millerand, Jules Vallès, Benoit Malon...) restèrent au départ éloignées des partis socialistes. Ces partis connurent plusieurs recompositions. En 1901, Guesde, Allemane, Vaillant et Cachin se rassemblèrent dans le Parti socialiste de France marxiste et révolutionnaire. En 1902, Jaurès et Briand créèrent de leur côté le Parti socialiste français plus modéré et favorable aux réformes concrètes immédiates. Jean Jaurès lança L'Humanité, le journal de ce parti, en 1904. Finalement, les partis se réclamant de la classe ouvrière se rassemblèrent dans le Parti socialiste unifié, plus connu sous le nom de Section française de l'Internationale ouvrière (SFIO), en 1905. Ce parti, dirigé par Jean Jaurès (1859-1914), se définissait comme un parti de luttes de classes, hostile à l'Etat bourgeois, tout en s'investissant dans le combat électoral et parlementaire afin de faire voter des réformes favorables à la classe ouvrière. En 1906, la SFIO comptait 36 000 adhérents et 51 députés, et 103 députés en 1914.
Enfin, n'oublions pas le mouvement anarchiste, alors très puissant et investi principalement dans le syndicalisme et la CGT avant 1914.
Encadré : quelles différences entre communistes et anarchistes ?
Les différences entre ces deux mouvements politiques peuvent sembler minces : tous deux souhaitent renverser la société capitaliste pour créer une société sans classes et sans exploitation, dirigée par la classe ouvrière (on dirait aujourd'hui les travailleuses et les travailleurs). Comme le mot "communiste" est devenu très polysémique, je préfère parler ici du marxisme.
Dans le détail, les différences sont considérables. Les anarchistes considèrent qu'il faut organiser la grève générale qui ne manquera pas de faire tomber le pouvoir de la bourgeoisie et qui permettra d'arriver directement à une société sans classes. Les marxistes pensent également que la classe ouvrière doit s'emparer du pouvoir afin de l'exercer suivant le modèle de la Commune de Paris, des soviets russes en 1917 ou des conseils de soldats et d'ouvriers lors de la révolution allemande de 1918-1919 : les travailleuses et les travailleurs délibèrent et décident souverainement au sein d'assemblées locales ou d'assemblées d'entreprises (en russe : les soviets) et communiquent leurs décisions à l'échelon représentatif supérieur, selon une forme de démocratie directe. C'est ce que l'on a appelé la "dictature du prolétariat". L'Etat existe toujours, mais sous une forme différente de celle de l'Etat bourgeois puisqu'elle dirigé par les travailleuses et les travailleurs, afin de "gouverner les hommes" au moins provisoirement. Les entreprises ne sont plus victimes de la concurrence et de l'anarchie du marché capitaliste car elles sont mises au service des besoins de la population qui les dirige. Dans cette société où tous les besoins sont satisfaits, l'Etat devient alors progressivement inutile, il "dépérit" et finit pas disparaitre pour laisser la place à une société où "le gouvernement des choses" remplace le gouvernement des hommes.
Ces divergence ne sont pas anodines. Le débat entre Marx et Bakounine a conduit à la disparition de l'AIT. Les anarchistes se sont opposés aux bolcheviks durant la guerre civile en Russie (1918-1921), puis aux trotskystes durant la guerre d'Espagne (les militants des deux mouvements étant massacrés par les membres des partis communistes inféodés à Staline).
Chacune et chacun est libre de s'intéresser ou non aux différences entre ces deux mouvements politiques. Ils ont en commun de vouloir construire un monde meilleur, et c'est peut-être là l'essentiel.
6.2 Les débuts de la législation sociale en France
Les débuts de l’industrialisation furent une période très sombre pour les ouvriers et surtout pour les femmes et les enfants. Les femmes et les enfants représentaient jusqu’à 75 % de la main d’œuvre de l’industrie textile en France vers 1840, où les tâches répétitives exigeaient peu de force physique et peu de qualifications. La petite taille des enfants leur permettait de se glisser sous les machines, dans des endroits inaccessibles aux adultes, pour renouer des fils cassés. Dans les mines en revanche, le travail des enfants de moins de 10 ans au fond de la mine fut interdit en France dès 1810. Les femmes, pour des raisons que nous qualifierions aujourd’hui de sexistes, étaient reléguées à la tâche peu rémunérée du tri du charbon.
En France, les premières lois sociales ne furent pas arrachées par des luttes syndicales mais octroyées par les gouvernants pour des raisons essentiellement morales. La loi du 22 mars 1841 interdit le travail des enfants de moins de 8 ans et fixa à 8 heures la journée de travail des enfants âgés de 8 à 12 ans dans les entreprises de plus de vingt salariés. De 12 à 16 ans, ils pouvaient travailler 12 heures par jour. La loi interdit également le travail de nuit des enfants de moins de 13 ans. Cette loi avait été adoptée parce que l’on craignait de ne plus pouvoir faire effectuer leur service militaire aux jeunes gens qui avaient déjà passé de longues années en usine et dont l’état physique était déplorable. Il fallait également éviter de provoquer une pénurie de main d’œuvre en imposait trop tôt des travaux pénibles et dangereux. Cependant, en l’absence de d'inspecteurs du travail, cette loi ne fut pas vraiment appliquée.
Document : la loi du 22 mars 1841 (extrait)
Article 2 : Les enfants devront, pour être admis, avoir au moins huit ans.
De huit à douze ans, ils ne pourront être employés au travail effectif plus de huit heures sur vingt-quatre, divisées par des repos.
Ce travail ne pourra avoir lieu que de cinq heures du matin à neuf heures du soir.
Napoléon III, soucieux de gagner le soutien des ouvriers prit un certain nombre de mesures sociales au cours des années 1860. Le droit de grève fut reconnu en France par la loi du 25 mai 1864. En 1868, l'article 1781 du Code civil de 1804 (« Le maître est cru sur son affirmation pour la quotité des gages, pour le paiement du salaire de l’année échue et pour les à comptes donnés pour l’année courante ») fut abrogé et cela instaura un peu moins d'inégalités entre le patron et l'ouvrier en cas de conflit sur les salaires. Le décret du 7 décembre 1868 créa un corps d'inspecteurs du travail officiels. Par la suite, une particularité de la France était le rôle assigné à l’État de protéger les enfants et les femmes, futures mères, afin de garantir la démographie du pays ainsi que le bon déroulement du service militaire. La loi du 3 juin 1874 interdit le travail en usine des enfants de moins de 12 ans. Elle proscrivit le travail de nuit des garçons de moins de 16 ans et des filles de moins de 21 ans. Cette loi fut également adoptée selon des considérations morales : les députés monarchistes qui avaient voté cette loi, pétris de préjugés à l’égard des classe populaires et de leurs supposées mœurs dissolues, craignaient les effets délétères d’une promiscuité entre jeunes gens et jeunes femmes, la nuit dans les usines. Des inspecteurs départementaux étaient chargés de faire respecter cette loi. C’est seulement par la loi du 2 novembre 1892 que le travail de nuit des femmes majeures fut interdit. Cette loi interdit également le travail des enfants de moins de 13 ans (12 ans s'ils avaient le Certificat d'études) et limitait à 10 heures la journée de travail des moins de 18 ans. La loi du 9 avril 1898 sur les accidents du travail permettait à un salarié victime d'un accident du travail de demander réparation sans avoir à prouver la responsabilité de son patron. Rassurez-vous, l'employeur restait protégé puisque le salarié ne pouvait alors plus engager des poursuites au pénal contre lui. Néanmoins, cette loi était importante et fut intégré au régime général de la Sécurité sociale après 1945.
L'histoire de la loi sur le repos hebdomadaire est également intéressante. En 1814, le dimanche fut instauré comme jour de repos hebdomadaire pour les salariés. Il fut supprimé en 1880 car trop clérical (en compensation les ouvriers qualifiés qui pouvaient se permettre de perdre une journée de salaire n'allaient pas au travail le lundi, journée appelée le "saint lundi"). Donc la plupart des ouvriers ne bénéficiaient même plus d'un repos hebdomadaire légal ! Le repos hebdomadaire du dimanche fut rétabli pour les femmes et les enfants par la loi de 1892, et pour les hommes en 1906.
Par la suite, les mesures sociales furent obtenues à l'occasion de conflits sociaux et de puissants mouvements de grève. Le 5 avril 1910, la loi sur les retraites ouvrières et paysannes fixa l’âge de départ à la retraite à 65 ans. Cet âge de départ à la retraite fut maintenu jusqu'en... 1982, date à laquelle fut instaurée la retraite à 60 ans. Il s'agissait d'un système de retraites par capitalisation : l'Etat, l'employeur et le salarié versaient une cotisation sur un fonds d'épargne destiné à financer, plus tard, la retraite du salarié. Cette loi qui marque la naissance de l'Etat providence en France suscita l'hostilité du patronat qui refusait l'ingérence de l'Etat dans les relations sociales à une grande échelle puisque 11 millions de salariés étaient concernés, ainsi que de la CGT qui défendait une retraite par répartition (notre système de retraite actuel). Surtout, la CGT critiquait à juste titre cette "retraite pour les morts" car, en 1910, peu d’ouvriers et de paysans (pas plus de 5 %) vivaient jusqu’à l'âge de 65 ans. Sous la Troisième république d’idéologie libérale, les républicains considéraient que les hommes, majeurs et citoyens, devaient pouvoir s’organiser collectivement s’ils le souhaitaient pour la défense de leurs intérêts. C’est pourquoi la loi Waldeck-Rousseau du 21 mars 1884 légalisa les syndicats. Les revendications des ouvriers, outre la question vitale des salaires, portait surtout sur la durée du temps de travail quotidien. En 1848, elle fut réduite à 10 heures à Paris (pour tenir compte du temps de trajet vers l’usine) et à 11 heures en province. A partir de 1890, le mouvement ouvrier international décida de la faire de la journée du 1er mai une journée de grève et de revendications pour l’obtention de la journée de 8 heures. Ces grèves furent violemment réprimées. L’armée tira sur les grévistes à Fourmies (Nord) en 1891, tuant 9 personnes dont deux enfants. Il n’était pas rare que des ouvriers soient licenciés pour fait de grève le 1er mai. En France, la loi sur la journée de 8 heures fut octroyée par la loi du 23 avril 1919, une semaine avant les grèves du 1er mai qui risquaient d'être insurrectionnelles. En effet, la période 1919-1920 connut une vague de grèves sans précédent inspirée par l'exemple de la Révolution russe : les grèves mobilisèrent alors des millions de personnes et la manifestation du 1er mai 1919 réunit 500 000 manifestants à Paris. Le mouvement de grèves reflua ensuite jusqu'au Front populaire. Comme nous pouvons le constater, ce sont les mouvements de grèves et de contestation qui permirent d'acquérir les droits sociaux les plus élémentaires.
La victoire de l’alliance électorale du Front populaire (rassemblant radicaux, socialistes et communistes) mais surtout la grande grève avec occupation d'usines de mai-juin 1936 gagnèrent la semaine de 40 heures (la « semaine anglaise » avec repos le samedi et le dimanche), deux semaines de congés payés et une hausse de 7 à 15 % des salaires. Après la Libération, en 1945, l’application du programme du Conseil national de la Résistance (CNR), conduisit à la mise en place de la Sécurité sociale et de ses différentes branches : maladie, allocations familiales, accidents du travail, retraites. Même si ces acquis figurent dans le préambule de la constitution de 1946, nous savons qu’ils demeurent fragiles et sont menacés, aujourd’hui plus que jamais.
Conclusion
Il est désormais beaucoup question de l’anthropocène, concept forgé par le prix Nobel de chimie Paul J. Cruzen au début des années 2000. Par ce concept, on considère que l’humanité a une telle influence sur le climat et la biodiversité qu’il faut lui donner le nom d’une nouvelle ère géologique. De nombreux débats existent sur la pertinence de ce concept et sur la date de départ de cette nouvelle ère géologique (au néolithique ? Au début de l’industrialisation ? avec la bombe atomique dont les radiations restent dans la couche géologique ?). Il reste évident que l’industrialisation est la principale cause du réchauffement climatique. Les historien·nes de l’environnement (J.-B. Fressoz, F. Graber, F. Locher, C.-F. Mathis, etc.) ont mené ces dernières années des travaux qui ont complètement remis en cause des certitudes bien ancrées. On a longtemps cru que l’industrie était apparue dans un monde non régulé où les populations n’avaient pas conscience des dégâts que pouvaient occasionner l’industrie. On pensait que, progressivement, sous l’action des États et des citoyens de mieux en mieux informés, les industriels avaient dû respecter une législation et des normes de plus en plus contraignantes pour respecter la santé des ouvriers et des populations environnantes. Nous savons désormais qu’il n’en est rien. A la fin du XVIIIe siècle, les conceptions médicales de l’époque conduisaient à considérer les effluves industrielles comme des vecteurs de maladie. La police avait tout pouvoir pour interdire les activités industrielles susceptible d’attenter à la santé des riverains. Or, sous le Premier Empire, se développa en France l’industrie chimique productrice d’acide sulfurique et de soude, produits nécessaires à l’industrie textile. Sous la pression de Chaptal, chimiste et industriel, fut adopté le décret impérial de 1810 qui soumettait l’implantation des usines polluantes à l’autorisation du préfet ou du sous-préfet et ôtait à la police le droit de les fermer en cas de nuisance. Cette mesure, qui fut étendue ensuite aux machine à vapeur, sécurisait les investissements des industriels car les riverains mécontents n’avaient plus pour seul recours que de les poursuivre en justice afin d’obtenir des dommages et intérêts, en aucune façon pour obtenir la fermeture de l’usine incriminée. Il suffisait aux pollueurs de créer une ligne dommages et intérêts dans leur budget prévisionnel pour continuer à polluer. Bien plus, les historien·nes, étudiant les controverses et les débats politiques de l’époque, ont montré que les femmes et les hommes du XIXe siècle avaient totalement conscience des risques que leur faisait courir le développement industriel. Contrairement à ce que nous imaginons aujourd’hui, la crainte d’un changement climatique consécutif à la combustion de charbon et à la déforestation était très largement partagée. Par exemple, en 1821, le ministère de l’intérieur français commanda une enquête auprès des préfets pour répertorier les indices d’un changement climatique dans leur département. Les protestations contre l’installation d’industries polluantes à proximité des habitations furent nombreuses. Par exemple, les Parisiens s’inquiétèrent longtemps à propos de l’éclairage au gaz de la ville à partir des années 1820. Le « gaz de ville » était alors produit par distillation de charbon dans des « usines à gaz », puis stocké dans d’énormes gazomètres, situés en pleine ville et dont certains explosèrent, avant de circuler dans des canalisations qui alimentaient les réverbères et les becs de gaz dans les logements. Pour faire face aux oppositions et pour rendre ces équipements socialement acceptables, des normes de construction et de sécurité furent fixées par les scientifiques. Si un accident survenait, on en imputait toujours la cause à une défaillance humaine ou à une erreur technique, et non pas aux caractéristiques intrinsèques de l’installation industrielle elle-même. En cas de besoin, les échelles des normes pouvaient être modifiées pour justifier « scientifiquement » une pollution rendue acceptable de ce fait. Ce processus de modification des normes officielles est largement utilisé aujourd’hui encore pour autoriser l’usage de pesticides ou de conditionnements des produits alimentaires, présentés comme cancérogènes au-delà de ces normes et inoffensifs en deçà… Le développement industriel fut donc en partie rendu possible par la minoration et la justification scientifique du risque industriel et climatique, qui était bien connu dès le début du XIXe siècle, et par la sécurisation, par la loi, des investissements industriels très coûteux.